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Soudan du Sud : les enfants de l’indépendance

Ils font partie d’une génération charnière, à la fois héritiers et rebelles du système mis en place par leurs aînés et qui a échoué à apporter le développement et la stabilité tant espérés. Ces jeunes Sud-Soudanais ont grandi pendant la décennie qui a vu leur pays, à peine l’indépendance acquise en juillet 2011, retomber dans la guerre civile. Le Monde Afrique est allé à la rencontre de sept d’entre eux. De jeunes adultes, longtemps témoins impuissants de la déliquescence de leur nouvel Etat et dont les initiatives et les espoirs illuminent aujourd’hui un anniversaire bien sombre.

Nelson Kwaje, 30 ans, ingénieur engagé

Nelson Kwaje, le 27 juin 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Cet ingénieur féru de nouvelles technologies a le vent en poupe et figure d’ailleurs parmi les 100 jeunes Africains jugés « les plus influents », selon la liste établie en 2020 par la plate-forme Africa Youth Awards. Cette reconnaissance, Nelson Kwaje la doit notamment à l’organisation qu’il dirige, Defy Hate Now, dédiée à la lutte contre la haine sur Internet et au-delà. « Même si les causes du conflit au Soudan du Sud sont ailleurs – dans une lutte pour l’argent et le pouvoir –, la technologie est un facteur aggravant », explique-t-il.

Fact-checking, allocation de bourses à des activités d’atténuation des conflits, partenariats avec le monde des médias et de la recherche… Les perspectives semblent infinies pour ce jeune homme ambitieux et lucide, qui déplore « le manque de reconnaissance des idées locales par l’industrie humanitaire », mais aussi « le fait que les gens ne considèrent pas leurs problèmes quotidiens comme politiques ».

Nelson Kwaje avait à peine 20 ans lorsque le Soudan du Sud est devenu indépendant. Depuis Juba – et les hauteurs du Jebel Kujur, qu’il escalade tous les week-ends –, il porte un regard engagé sur son jeune pays. « La solution, veut-il croire, c’est que les jeunes ayant de bonnes intentions arrivent à infiltrer le système. »

Wiyual Wor Maluel, 40 ans, étudiant malgré tout

Wiyual Wor Maluel, le 29 juin 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

L’indépendance du Soudan du Sud a été pour lui une joie de courte durée. Wiyual Wor Maluel était étudiant en journalisme à l’université de Juba quand des violences ont éclaté dans la capitale, la nuit du 15 décembre 2013. Il a fui vers les bases de l’ONU pour sauver sa peau face aux attaques visant les Nuer, sa communauté, dans toute la ville – des atrocités ayant sonné le début d’une guerre civile pas complètement réglée malgré l’accord de paix de 2018.

Wiyual vit toujours dans ce camp en périphérie de Juba, qu’on appelle encore le site « POC » (protection des civils) même s’il n’est plus sous la protection des casques bleus depuis début 2021. Mais l’ancien étudiant dit ressentir une nette amélioration. « La sécurité est bonne et les déplacés peuvent circuler sans risque », observe-t-il, soulignant que malgré la lenteur de sa mise en œuvre, « au moins cet accord de paix a duré plus d’un an, contrairement à celui de 2016 qui n’avait même pas tenu trois mois ».

Durant toutes ces années, Wiyual a tenté de poursuivre des études grâce à un centre d’enseignement supérieur rattaché à l’université de Juba au sein du camp. Puis en 2019, il a rejoint une organisation internationale travaillant sur place. Il espère aujourd’hui rattraper le temps perdu, reprendre ses études et obtenir son master de journalisme. « Nous allons réapprendre à nous connaître les uns les autres et on s’en sortira en tant que Sud-Soudanais », dit-il, confiant dans la capacité de sa génération à aller de l’avant et à construire un pays moins divisé, contrairement aux « libérateurs qui ont oublié ce pour quoi ils s’étaient battus ».

Monica Michael Kelly, 25 ans, championne de kickboxing

Monica Michael Kelly, le 30 juin 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Si elle ne garde qu’un vague souvenir de l’indépendance, « le son des balles en 2013, je ne l’ai pas oublié », raconte la championne de kickboxing Monica Michael Kelly entre deux sessions d’entraînement. Son coach, Puro Okello, est un sportif à la volonté de fer et aux règles intransigeantes – il interdit l’usage de toute autre langue que l’arabe ou l’anglais aux athlètes, « car nous sommes tous Sud-Soudanais », explique-t-il. Monica a commencé le kickboxing en 2015 au sein du Centre pour la jeunesse, une structure, unique à Juba, proposant des activités gratuites. Deux ans plus tard, en 2017, elle gagne son premier titre de championne lors d’un tournoi à Kampala.

Au départ, elle s’est mise au kickboxing « parce que ma mère me poussait à faire de l’exercice et me disait que j’étais fainéante ! ». C’est en cours de route que lui est apparue la portée sociétale de sa pratique sportive. En participant à des programmes d’initiation aux droits des femmes, elle a réalisé à quel point son savoir-faire et sa capacité physique sont aussi des techniques d’autodéfense utiles en cas d’agression. « Il y a tellement de viols dans notre pays. Moi je peux affronter des assaillants même s’ils sont deux ou trois. Et je dis aux femmes qu’elles doivent se former pour avoir cette énergie dans leur corps et l’utiliser. »

Abul Oyay, 34 ans, artiste politisée

Abul Oyay, le 7 juillet 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Impossible pour elle d’évoquer l’indépendance sans immédiatement parler de son père, le général Oyay Deng Ajak, l’un des proches camarades de John Garang, chef de la rébellion de l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA) de 1983 à 2005. « Cette sensation de liberté, c’est le plus vif souvenir que je garde du référendum et de l’indépendance. Une liberté pour laquelle mon père s’est battu », raconte-t-elle, assise dans l’espace extérieur de la galerie Baobab, un lieu dédié à l’art et au spectacle qu’elle a créé en 2018 à Juba.

C’est pourtant loin de ce père commandant rebelle qu’elle a grandi, en Ethiopie puis dans l’Etat du Haut-Nil et enfin en Ouganda. « On ne se voyait jamais, mais je suis aujourd’hui très proche de lui », confie-t-elle. De sa première visite au Soudan du Sud, en 2005, elle se souvient surtout que « Juba était minuscule, il n’y avait que des maisons au toit de paille ». Avec le recul, « on se rend compte du chemin parcouru ». Elle a pourtant dû quitter le pays pour sa sécurité au début de la guerre civile, en 2013. En 2016, elle revient et participe à la création du mouvement Anataban (« je suis fatigué », en arabe), un collectif de jeunes utilisant l’art pour peser sur la résolution de la crise.

En 2020, elle rejoint l’équipe de la vice-présidente Rebecca Nyandeng de Mabior, veuve de John Garang et opposante au président Salva Kiir. Travailler pour « Mama Rebecca » au sein du gouvernement, est-ce en contradiction avec ses engagements contre les problèmes de gouvernance ayant conduit le pays à la crise et poussé son père à l’exil ? « On me pose souvent la question, mais je suis toujours moi-même et je peux parler haut et fort de ce qui ne va pas. La lutte continue et notre génération a une responsabilité particulière, celle de poursuivre le combat de nos parents. »

Mayen Alier, 36 ans, berger nostalgique

Mayen Alier, le 8 juillet 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

« Je suis né et j’ai grandi dans un camp de bétail. Les vaches, c’est toute ma vie », confie le berger Mayen Alier, entouré de son troupeau. Ce matin-là, les femmes commencent à traire les vaches avant qu’elles soient emmenées aux pâturages, guidées par leurs gardiens dans cet environnement semi-urbain, en constante évolution : nous sommes en périphérie est de la capitale et il faut traverser l’autoroute Juba-Nimule, en construction, pour accéder aux prés.

Mayen n’a jamais quitté le Soudan du Sud. Il a grandi pendant la seconde guerre civile soudanaise (1983-2005) à une centaine de kilomètres au nord de Juba, près de la ville de Bor. Habitué des mouvements saisonniers avec les animaux, il a amené il y a cinq ans son troupeau jusqu’aux environs de la capitale, « un refuge face à l’insécurité, aux inondations et aux maladies ». Il va bientôt falloir repartir, cependant, faute de titres de propriété sur ces terrains et à cause de l’autoroute toute proche, qui « tue nos vaches ».

La solution aux multiples conflits du Soudan du Sud et en particulier dans son Etat natal du Jonglei, « c’est de revenir à notre mode de vie d’avant, quand on gardait les vaches avec des bâtons », dit-il : « Mais c’est impossible sans désarmement. Nous attendons que nos dirigeants fassent quelque chose pour résoudre ces problèmes. »

Helen Abari, 20 ans, couturière dans un camp

Helen Abari, le 4 juillet 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Les tissus aux motifs colorés défilent sous ses doigts habiles, au rythme de sa Singer à pédale. Helen Abari offre un peu de joie aux personnes vivant dans un camp de déplacés à Yei, dans le sud du pays, en créant bénévolement des vêtements neufs et élégants avec des tissus wax ou kitenge donnés par une ONG – la même qui lui a fourni une machine à coudre. Car sa Singer à elle, que son père lui avait achetée en 2019 en vendant une partie de sa récolte, a été volée. « Les soldats sont arrivés et ont pris tout ce qu’on possédait », se rappelle-t-elle, encore choquée par la brutalité de cette attaque survenue en mars dernier.

Comme une grande partie des habitants de son village de Lata, elle a dû prendre la fuite pour se réfugier à Yei, à 30 km de là. S’enfuir, elle l’avait déjà fait en 2016, quand elle avait 15 ans, alors que le conflit au Soudan du Sud ravageait sa terre natale, au sud de Juba, une région jusque-là préservée du conflit démarré en 2013. Arrivée en Ouganda, elle a profité de son temps dans un camp de réfugiés pour obtenir un certificat de couture. De retour à Lata en 2019, « je me suis mise à coudre pour gagner ma vie », dit-elle.

N’ayant connu pratiquement que la guerre, elle n’a pas beaucoup d’espoir pour son pays. Helen Abari était trop jeune au moment de l’indépendance pour en conserver des souvenirs. Elle n’est pourtant pas amère : « Je sais qu’ils ne me rendront pas ma machine à coudre, mais je leur ai déjà pardonné. Tout ce que je veux, c’est qu’on envoie ces soldats ailleurs que près de notre village. »

Ayoub Johnson Sebit, 17 ans, laveur de voitures

Ayoub Johnson Sebit, le 30 juin 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Né en 2004, fils de militaire, il vivait en Ouganda lorsque son pays est devenu indépendant. Il n’y est revenu qu’en 2013. « On avait décidé de venir y passer Noël, mais c’est alors que la guerre a éclaté et on a dû repartir tout de suite », se remémore-t-il. Avec sa mère et ses frères et sœurs, ils tentent un nouveau retour en 2016. « J’avais 12 ans et j’étais content de voir mon pays, j’avais demandé à mon père de nous faire revenir. Il avait accepté parce qu’il y avait un accord de paix. »

Mais l’échec de ce premier accord conduit à des affrontements qu’Ayoub vit de près. « Nous étions calfeutrés chez nous quand un tir de RPG a touché notre maison », se souvient-il, sans laisser paraître ses émotions. Cette fois-ci, pourtant, il reste à Juba. L’adolescent commence à laver des voitures dans son quartier de Nimra Talata pour, dit-il, « m’acheter des vêtements ou des choses qui manquaient à la maison ». Son père refuse, mais il s’entête et se forme aussi à la mécanique dans un garage du coin.

Ces petits boulots sont, pour beaucoup de jeunes Sud-Soudanais, une source vitale de revenus. Mais pour Ayoub, il s’agit avant tout d’un désir d’autonomie : « C’est important de dépendre de soi-même, pas de son père ou de sa mère. » Ce débrouillard qui rêve de devenir ingénieur ajoute que « la politique ne [l]’intéresse pas trop », même s’il se dit convaincu qu’« il faudrait améliorer notre pays et lutter contre le tribalisme qui provoque les guerres ».

Sommaire de la série « Soudan du Sud : l’Etat inachevé »

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