Entre les animaux des spots publicitaires et ceux filmés par les lanceurs d’alerte dans des élevages intensifs fournissant les marques concernées, le contraste est frappant. Les annonceurs manipulent-ils le consommateur ? 30millionsdamis.fr a interrogé des chercheurs en psychologie sociale, en linguistique et en droit.
Le décalage entre les publicités mettant en scène veaux, vaches, cochons, poulets… et la réalité de leur (courte) existence dans les élevages intensifs, est saisissant ! Ce paradoxe trompeur, l’association L214 l’a mis en exergue dans une récente campagne. Elle a ainsi juxtaposé les spots TV respectifs des marques Maître Coq, le Gaulois et Marie – trois marques du groupe LDC, leader de la production de poulet en France, représentant 40 % du marché national de la volaille – avec des images tournées par les lanceurs d’alerte en 2018 au sein d’un élevage intensif fournissant ce groupe industriel. Entre les images et les discours édulcorés des publicités et la dureté des séquences saisies par les défenseurs des animaux, un fossé.
Outre ce cas d’espèce, les exemples publicitaires où l’animal destiné à la consommation est présenté « au vert » ou dans un environnement paysan « traditionnel », conforme à l’image d’Épinal bien ancrée dans l’inconscient collectif – à mille lieues des conditions de vie dans les élevages intensifs, qui totalisent 80 % des élevages en France – sont nombreux.
Entre les publicités et les images filmées en élevage intensif, un fossé. ©L214
« La publicité s’appuie sur des croyances tacites qui permettent d’adhérer à son scénario »
« Dans son principe, toute publicité cherche à introduire et maintenir dans la tête du consommateur un lien direct entre l’article (ou le service) mis en avant et la promesse d’expériences privilégiées comme le plaisir qu’il procure, détaille Laurent Bègue-Shankland, Professeur en psychologie sociale à l’université Grenoble Alpes – Institut Universitaire de France, joint par 30millionsdamis.fr. En racontant des histoires qui se veulent parlantes sur les produits qu’elle cherche à vendre, la publicité (…) s’appuie sur des croyances tacites qui permettent d’adhérer au scénario qu’elle déroule. » Ainsi, selon l’auteur de « Psychologie du bien et du mal » (éd. Odile Jacob), si les publicités figurant des volailles heureuses ou des vaches dans leurs prés parviennent à atteindre leur objectif, « c’est précisément parce qu’elles correspondent encore à des visions qui ne semblent pas entièrement irréelles. »
Toute publicité a une visée manipulatoire.
Marc Bonhomme, Université de Berne
Dès lors, ces publicités exercent-elles une forme de manipulation du consommateur ? « Toute publicité (comme les annonces Le Gaulois et Maître Coq) a une visée manipulatoire du fait qu’elle est orientée positivement, qu’elle masque les aspects défavorables des produits présentés et qu’elle cherche globalement à séduire, répond Marc Bonhomme, Professeur émérite de linguistique française à l’université de Berne, contacté par 30millionsdamis.fr. Cependant, cela ne signifie pas que de telles annonces manipulent véritablement les consommateurs, dans la mesure où une grande partie du public actuel n’est pas dupe, connaissant bien le code publicitaire et sachant qu’il embellit la réalité. De la sorte, si le public est manipulé, c’est qu’il accepte quelque part d’être complice de sa manipulation (en fermant les yeux), surtout dans le domaine de l’industrie alimentaire dont les excès sont de notoriété publique. »
Une réalité dévoyée
Un dévoiement de la réalité donc, plus ou moins accepté par la société… mais pas forcément légal : certaines pratiques de communication pouvant relever de la « tromperie au consommateur ». « L’article L. 121-1 du Code de la consommation qualifie de pratique commerciale trompeuse toute pratique commerciale reposant « sur des allégations, indications ou présentations fausses ou de nature à induire en erreur », portant notamment sur « les caractéristiques essentielles du bien […] à savoir […] son mode […] de fabrication » [mode d’élevage inclus, NDLR], explique à 30millionsdamis.fr Alice Di Concetto, Juriste en droit de l’animal à Animal Law Europe. Or, les publicités Le Gaulois et Maître Coq ont bien pour effet de faire croire au consommateur que les poulets dont est issue leur viande de volaille ont été élevés selon des modes d’élevage non intensifs. »
Une pratique commerciale trompeuse repose « sur des allégations, indications ou présentations fausses ou de nature à induire en erreur »
– Code de la consommation
Outre les conditions de vie des animaux, c’est leur apparence même qui se trouverait travestie par les publicitaires : « La publicité Maître Coq suggère que la viande de volaille provient d’un coq fermier, relève Alice Di Concetto. Quiconque se rendant sur une exploitation en conventionnel observera que les animaux qui y sont élevés sont des poulets (dits « de chair »). Ceux-ci sont le plus souvent issus de race sélectionnée de manière à engraisser au plus vite (…). Ces animaux subissent en outre une série de mutilations, dont la coupe de la crête et du bec. Il ne s’agit certainement pas d’animaux aux plumes rousses, avec de beaux becs et des crêtes bien rouges qui gambadent dans des potagers. »
Le leurre du « naturel » & du « made in France »
Parmi les stratégies employées par les industriels pour promouvoir leurs produits d’origine animale, on trouve la « naturalité » affichée – décor champêtre, prairies… – et « l’origine France » mise en avant dans les discours, à l’instar du slogan « Français et populaire » de la marque Le Gaulois. « Il s’agit d’un choix très efficace sur le plan argumentatif, car il cible des courants sociologiques porteurs et difficiles à contester », souligne Marc Bonhomme, auteur de « L’argumentation publicitaire – Rhétorique de l’éloge et de la persuasion » (éd. Armand Colin). « L’appel à la nature et à la patrie sont des poncifs publicitaires qui produisent un effet rassurant et valorisant sur les consommateurs, analyse Laurent Bègue-Shankland. Les Gaulois semblent avoir oublié que Gallus (le coq) désignait à l’origine leur peuple de manière péjorative, comme l’a rappelé l’historien Michel Pastoureau ! »
« La mobilisation de dimensions identitaires dans le domaine alimentaire est un registre qui actionne des mécaniques d’achat en jouant sur des inclinations grégaires et sécuritaires », poursuit le Professeur en psychologie sociale. « Les publicitaires ont bien pris garde à n’employer que des termes qui n’engagent pas leurs responsabilité – même si, les allégations visuelles peuvent être de nature à le faire », confirme pour sa part Alice Di Concetto, rappelant que « ces choix ne mettent pas les communicants en violation des textes réglementaires » et que « le terme « naturellement » n’est pas réglementé ; tout peut être présenté comme étant naturel, y compris ce qui ne le serait pas forcément dans l’esprit du consommateur. »
Rassurer le consommateur… à tout prix ?
D’autres ressorts seraient également mis en œuvre pour rendre attractifs des produits d’origine animale. « L’atmosphère festive et la mise en scène d’animaux d’apparence très enthousiastes d’être utilisés pour l’alimentation évoque ce genre publicitaire jovial de la « nourriture suicidaire » », remarque Laurent Bègue-Shankland. « Comment refuser à votre estomac un animal aussi enthousiaste d’être avalé ? », interroge avec ironie le Professeur en psychologie sociale. « On voit que les publicités mettent en avant l’alimentation des animaux, sans doute pour rassurer le consommateur sur l’utilisation d’OGM dans les productions animales ou les qualités nutritionnelles de leurs produits », ajoute de son côté Alice Di Concetto, qui note « que les allégations nutritionnelles sont strictement réglementées, et que les publicitaires ne s’aventurent pas sur ce terrain comme ils le font sur celui du bien-être animal ». Preuve selon la spécialiste du droit « que la réglementation des discours commerciaux fonctionne parfaitement bien quand elle existe ».
Comment refuser à votre estomac un animal aussi « enthousiaste » d’être avalé ?
Laurent Bègue, Université Grenoble Alpes
« Sans regarder la télévision, il suffit de se rendre dans les rayons des supermarchés pour assister à une débauche d’allégations visuelles, sémantiques, parfois même de mode de présentation des produits pour se rendre compte de la liberté que prennent les transformateurs et distributeurs en matière de communication sur le bien-être animal, dénonce la Juriste en droit de l’animal à Animal Law Europe. Ceux-ci ont bien noté l’inquiétude des consommateurs vis-à-vis du traitement réservé aux animaux. Plutôt que de potentiellement induire le consommateur en erreur, il est urgent que les industriels changent leurs pratiques, de production et de communication. » Certaines entreprises ont déjà pris les devants, à l’instar de l’enseigne Casino, par la création d’une étiquette bien-être animal.
La menace du « humane-washing »
A l’initiative de l’étude « InfoTrack » visant à cartographier l’ensemble des pratiques de communications trompeuses en matière de bien-être animal [rapport à paraître], Alice Di Concetto et ses collègues ont pu constater « des discours commerciaux et l’utilisation de visuels qui ne correspondent pas à la réalité du mode d’élevage des produits, ou alors non accompagnées de normes vérifiables ou accessibles aux consommateurs ». « Dans certains cas, nous avons contacté les services consommateurs des marques qui n’ont pas su répondre à nos questions sur la réalité des pratiques que recouvraient l’usage de terme du type « respect du bien-être animal » ou l’emploi de visuels (photographie, dessins) suggérant que les animaux sont élevés en plein air », précise la juriste.
Il est urgent que les industriels changent leurs pratiques, de production et de communication.
Alice Di Concetto, Animal Law Europe
« Nous avions également contacté l’Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité (ARPP) car nous avions noté que celle-ci ne proposait pas de lignes directrices en matière de communication [relative au] bien-être animal (…). Or, elle en propose dans le cadre de la lutte contre l’éco-blanchiment (greenwashing), affirme Alice Di Concetto. Il nous semble pourtant manifeste que ce que l’on appelle en anglais « humanewashing » [affirmations vantant le respect du bien-être animal sans en apporter la preuve, NDLR], est en passe devenir un important problème en France en l’absence de réglementation, que celle-ci viennent des industriels eux-mêmes, ou des pouvoirs publics. »
Il reste désormais au consommaCteur d’être vigilant et au législateur de se saisir de ce sujet, qui tient une place majeure dans notre société : 8 Français sur 10 s’opposent à l’élevage intensif (baromètre Ifop /Fondation 30 Millions d’Amis – 2021*) et plus de 928.000 se sont inscrits pour signer le Référendum pour les animaux, soutenu par la Fondation 30 Millions d’Amis, proposant de mettre un terme à ce mode de production.
*Etude menée pour la Fondation 30 Millions d’Amis par l’IFOP du 12 au 13 janvier 2021 auprès d’un échantillon de 1013 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. Représentativité de l’échantillon assurée par la méthode des quotas.
L’article Quand la publicité dissimule l’élevage intensif : le consommateur manipulé ? est apparu en premier sur zimo news.