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Sur TikTok, la fabrique de la coke en Colombie (1/2) : de la récolte de la coca à sa transformation

Publié le : 23/02/2022 – 16:00

Des champs de coca et des laboratoires clandestins, où les feuilles de coca sont traitées pour produire de la cocaïne : c’est ce que montrent des centaines de vidéos publiées sur TikTok par de jeunes Colombiens pour montrer leur travail dans ce secteur, alors que leur pays est le premier producteur mondial de coca et de cocaïne. Contacté par notre rédaction, l’un d’eux raconte que beaucoup de paysans vivent de la coca mais que le secteur reste sous la mainmise des narcotrafiquants.

Selon l’ONU, les deux tiers des plantations de coca dans le monde se trouvent en Colombie : en 2020, elles recouvraient ainsi 143 000 hectares dans le pays. La Colombie est donc leader dans le secteur, loin devant le Pérou et la Bolivie.

Densité des plantations de coca en Colombie en 2019. Environ 84 % d’entre elles se trouvent dans cinq départements : Norte de Santander (frontalier avec le Venezuela), Nariño, Putumayo (frontaliers avec l’Équateur), Cauca et Antioquia. © UNODC et Colombie

La feuille de coca joue un rôle important dans la culture andine, notamment en raison de ses vertus stimulantes. Mais elle est aussi utilisée pour fabriquer la cocaïne, une drogue dont la consommation peut être extrêmement addictive, et dont la Colombie est également le premier producteur mondial : selon l’ONU, 1 228 tonnes y ont été produites en 2020, envoyées en grande partie en Amérique du Nord et en Europe.

Produire de la coca et de la cocaïne est illégal en Colombie. Mais cela n’empêche pas de nombreux jeunes Colombiens de publier des vidéos sur TikTok pour montrer leur travail dans ce secteur, dont certaines comptent des dizaines de milliers de vues. Nous en partageons plusieurs dans cet article : nous avons toutefois supprimé les noms des comptes TikTok les ayant diffusées, pour éviter de mettre leurs auteurs en danger.

Des « raspachines » à l’honneur sur TikTok

La plupart des vidéos montrent des champs de coca ensoleillés et sont souvent accompagnées de musiques entraînantes. Des « raspachines » – le nom donné aux travailleurs qui récoltent la feuille de coca – sont parfois visibles, en train de travailler.


Montage de trois vidéos tournées dans le Putumayo, montrant des champs de coca. Dans la première, on entend : “Les amis, je vous salue depuis le Putumayo, regardez, c’est la fameuse “pecueca” [nom d’une espèce de coca, NDLR]. […] Il faut la récolter cette semaine […].” Dans la deuxième, on voit un “raspachin” au travail. © TikTok.

Dans l’une des vidéos, un « raspachin » explique même comment il fait pour bander ses mains afin de les protéger, avant de commencer à arracher les feuilles de coca. 


“Bonjour les amis, cette vidéo, je la fais pour ceux qui m’ont demandé comment j’attachais les bandes”, indique ce jeune, au début de cette vidéo tournée dans le Putumayo. Il montre ensuite sa technique pour se protéger les mains, avec des bandes. © TikTok.

Plusieurs vidéos montrent également des « raspachines » soulevant des sacs imposants, remplis de feuilles de coca.


Montage de trois vidéos tournées dans le Putumayo et le Cauca : on y voit des “raspachines” soulever d’imposants sacs de feuilles de coca, et marcher avec. © TikTok.

« Dans le Putumayo, beaucoup de gens vivent de la coca »

Juan (pseudonyme) est un jeune actif sur TikTok, dont nous avons décidé de préserver l’anonymat. Il a arrêté l’école vers 13 ans et a commencé à cultiver la coca il y a plusieurs années, dans le département du Putumayo (frontalier avec l’Équateur), essentiellement pour des raisons financières :

J’ai un petit terrain d’un hectare, où je cultive une espèce de coca qui s’appelle « orejona blanca », mais il existe plein d’autres espèces.


Vidéo publiée par Juan, tournée dans le Putumayo : on y voit son terrain, où il cultive la coca. © TikTok.

Sur un hectare, on peut récolter 220 arrobes [2 750 kilogrammes, NDLR] de feuilles tous les trois mois. Le prix d’une arrobe est de 32 000 pesos [7 euros, NDLR], donc tous les trois mois, je peux gagner 7 millions de pesos [1 585 euros, NDLR]. Mais si l’on compte toutes les dépenses qu’il y a derrière, il ne me reste que 1,3 million de pesos environ [294 euros, NDLR] tous les trois mois. Dans les dépenses, il y a les produits chimiques que j’utilise contre les insectes, la paie des travailleurs qui m’aident lors de la récolte…

De plus, je travaille également sur des terrains plus grands, appartenant à des proches. Là-bas, on cultive la coca, on récolte les feuilles et on les traite également dans un laboratoire [clandestin, en vue de produire la cocaïne, NDLR].


Vidéo publiée par Juan, tournée dans le Putumayo : on y voit le terrain de ses proches. “Je préfère m’impliquer dans le narcotrafic plutôt que dans l’amour, ça fait moins mal”, entend-on dans l’audio accompagnant la vidéo. © TikTok.

Dans ce laboratoire, tout d’abord, on broie les feuilles de coca avec une machine, puis on verse dessus de la chaux et du sulfate d’ammonium. Ensuite, on broie le tout à nouveau.


Montage de trois vidéos tournées dans le Putumayo et le Cauca (la première a été publiée par Juan) : on y voit les feuilles de coca être broyées dans des laboratoires clandestins. © TikTok.


Vidéo publiée par Juan, tournée dans le Putumayo : on y voit quelqu’un verser de la chaux et du sulfate d’ammonium par-dessus les feuilles de coca broyées. © TikTok.

Le mélange de feuilles broyées est ensuite placé dans un tonneau où il y a de l’essence. Une heure après, on sépare les feuilles et l’essence, qui part dans un tuyau.


Vidéo publiée par Juan, tournée dans le Putumayo : à 0’06, on voit une bassine dans laquelle s’écoule l’essence, qui a été séparée du mélange de feuilles de coca. © TikTok.

À ce moment-là, on verse de l’eau avec de l’acide dans l’essence, et on remue le tout. Cela donne un liquide acide qui ressemble à de l’huile. Ensuite, il y a encore des étapes supplémentaires, qui requièrent d’autres produits chimiques [notamment de la soude caustique, NDLR], pour produire la « base de coca ». C’est ce qu’on fait dans le laboratoire où je travaille. Et pour obtenir la cocaïne en tant que telle, il y a encore une étape [impliquant notamment l’ajout d’acide chlorhydrique, NDLR]…


Montage de deux vidéos tournées dans le Putumayo, montrant les différentes étapes de fabrication, avant d’obtenir la cocaïne. © TikTok.

Quand je travaille sur les terrains de mes proches, ils me paient entre 40 000 et 80 000 pesos [entre 9 et 18 euros, NDLR] par jour : tout dépend si je récolte juste les feuilles ou si je les aide au laboratoire.

« L’avantage de travailler dans les cultures illicites, c’est qu’il est possible d’atteindre ses objectifs plus rapidement »

En gros, entre cela et ce que je gagne avec mon propre terrain, j’arrive à gagner entre 1 et 1,2 million de pesos [entre 226 et 271 euros, NDLR] chaque mois. Si j’avais un travail légal, je ne gagnerais sûrement pas plus de 900 000 pesos [soit 203 euros ; en Colombie, le salaire minimum mensuel équivaut à 253 euros, mais il faut ensuite déduire certaines cotisations sociales, NDLR]. Il y a quelques années, j’avais travaillé dans un magasin : ce n’était pas aussi intéressant sur le plan financier. L’avantage de travailler dans les cultures illicites, c’est qu’il est possible d’atteindre ses objectifs plus rapidement : par exemple, s’acheter une moto, se construire une maison…

Personnellement, j’ai commencé à travailler dans la coca car il y a beaucoup de travail dans ce secteur. Dans le Putumayo, beaucoup de gens vivent de cela.

Selon l’ONU, plus de 200 000 familles travaillaient dans les champs de coca en Colombie entre 2016 et 2018, soit environ un million de personnes (2 % de la population).


Vidéo tournée dans le sud de la Colombie, dans laquelle un travailleur asperge les feuilles de coca avec un produit. © TikTok.

« Ce ne sont clairement pas les paysans qui gagnent le plus, mais les groupes de narcotrafiquants »

Alexander Sanchez est un leader social basé dans le Putumayo, porte-parole de la Coordination nationale des cultivateurs de coca, de marijuana et de pavot (COCCAM) :

Dans le Putumayo, et en Colombie en général, il n’y a pas assez de travail. Des jeunes ayant terminé leurs études sont sans emploi. [Officiellement, le taux de chômage était de 13,7 % en 2021, mais il s’élevait à 21,5 % chez les jeunes, NDLR.] Donc beaucoup se tournent vers les cultures illicites, car elles requièrent beaucoup de main d’œuvre, surtout au moment de la récolte. Par exemple, il faut huit personnes pour récolter 200 arrobes [2 500 kg, NDLR]. C’est une vraie source d’emploi.

De plus, l’avantage de travailler dans ce secteur, c’est que les gens peuvent gagner davantage, s’ils travaillent dur. Cela dit, ce ne sont clairement pas les paysans qui gagnent le plus, mais les groupes de narcotrafiquants à qui ils sont obligés de vendre le fruit de leur travail.

Le gouvernement est responsable de cette situation, car il ne réalise pas les investissements nécessaires pour répondre aux besoins des gens. [Par exemple, si un paysan veut cultiver autre chose, le mauvais état des routes ne lui permettra pas forcément d’aller vendre facilement ses produits, NDLR].

>> Retrouvez la suite de ces témoignages dans la seconde partie de cet article : Sur TikTok, la fabrique de la coke en Colombie (2/2) : des paysans sous la coupe des narcotrafiquants

Source

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