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L’enquête « Suisse Secrets » relance le débat sur la liberté de la presse face au secret bancaire

La protection du secret bancaire peut-elle justifier des restrictions à la liberté de la presse dans une démocratie ? Tel est le débat virulent qui s’est emparé de la confédération helvétique après la publication, dimanche 20 février, de l’enquête « Suisse Secrets », qui a révélé la présence de dictateurs et de criminels parmi la clientèle du prestigieux Credit Suisse.

La presse et une partie des responsables politiques se sont rapidement fait l’écho de l’absence de journalistes suisses dans le consortium de 48 médias internationaux qui a révélé le scandale. Une incongruité liée au risque que fait peser l’article 47 de la loi bancaire suisse sur les journalistes qui exploitent des fuites de données bancaires – jusqu’à cinq ans de prison.

Le groupe Tamedia, éditeur des journaux 24 heures, Tribune de Genève et Le Matin, a ainsi expliqué avoir dû renoncer à participer à l’enquête, car « le risque juridique était tout simplement trop grand ». Les dirigeants du Monde, de la Süddeutsche Zeitung, du Guardian et du consortium d’investigation OCCRP ont quant à eux lancé un appel à la liberté de la presse, pour mettre en garde contre une éventuelle application de cette loi à leurs journalistes.

Lever le « muselage des journalistes »

Quelques heures à peine après les premières publications, de nombreuses voix se sont élevées contre ce « muselage des journalistes ». La rapporteuse spéciale de l’ONU sur la liberté d’expression, Irene Khan, a promis d’interpeller prochainement les autorités suisses. L’organisation Reporters sans frontières a dénoncé un régime juridique « inacceptable » et « indigne d’une démocratie respectueuse de la liberté d’informer ». L’association suisse de défense des journalistes Impressum y voit « une violation crasse et inadmissible » des principes constitutionnels suisses et de la Convention européenne des droits de l’homme. Pour la fédération européenne des journalistes, la Suisse « privilégie l’intérêt particulier des banquiers par rapport à l’intérêt général ».

Cette indignation n’a pas tardé à trouver un écho dans la classe politique suisse. La parlementaire socialiste Samira Marti s’est engagée à déposer dès la semaine prochaine une proposition pour changer la loi, bientôt rejointe par les Vert-e-s (gauche) et les Vert’libéraux (centre). « Il faut lever le muselage des journalistes et enfin améliorer l’aide au fisc ! », a lancé sur Twitter la parlementaire écologiste Regula Rytz. « Le journalisme joue un rôle essentiel dans la mise au jour des pratiques illégales », abonde sa collègue Julie Cantalou, tandis que le socialiste Samuel Bendahan appelle à « renforcer celles et ceux qui mettent en lumière de tels agissements ».

Pour eux, la responsabilité de cette situation incombe au Parti libéral-radical (PLR). Cette formation de droite est à l’origine de la réforme qui a élargi en 2015 la portée de l’article 47, en réprimant toute personne qui exploite des données couvertes par le secret bancaire – y compris dans l’intérêt public, comme les lanceurs d’alerte ou les journalistes. Les Vert-e-s et les socialistes, qui avaient voté à l’époque contre la réforme, vont jusqu’à soupçonner le PLR d’avoir agi sous l’influence du lobby bancaire. Ils réclament aujourd’hui la « transparence » sur d’éventuels financements politiques reçus par le parti en provenance de banques – une pratique légale.

« Il appartient aux médias de décider »

A l’époque du vote, le parlementaire PLR Andrea Caroni avait assumé cette restriction de la liberté de la presse, en estimant que « cela ne fait pas partie du travail des journalistes de diffuser des données secrètes, intimes, personnelles qui ont été volées dans les médias et de violer les droits personnels des personnes concernées ». Interrogé par 20 minutes après la parution des « Suisse Secrets », l’élu se dit désormais ouvert à un assouplissement de la loi. « Il est possible que le curseur ne soit pas parfaitement réglé », estime-t-il, précisant qu’une exception pourrait être accordée aux journalistes en cas de publication d’informations « indispensable à la protection d’un intérêt supérieur ».

Un avis que ne partage pas son collègue Christian Lüscher, le principal artisan de la réforme de 2015 : « Un journaliste qui participe à l’étalement de données privées s’expose à une procédure judiciaire, déclare-t-il à la Tribune de Genève. Il appartient aux médias de décider s’ils veulent prendre ce risque. »

La pression s’intensifie sur la Suisse, menacée de liste noire européenne

Les trois principaux groupes parlementaires européens ont appelé en ce début de semaine la Commission européenne à réévaluer le statut de la Suisse à la lumière de l’enquête « Suisse Secrets », qui a mis en évidence des défaillances majeures dans les mécanismes antiblanchiment de la banque Credit Suisse.

Cette idée, lancée par le Parti populaire européen (droite) et soutenue par les Socialistes et démocrates (gauche modérée) et Renew Europe (centre), constitue une menace sérieuse pour la Suisse. Dans l’hypothèse, encore incertaine à ce stade, d’une évaluation négative, la confédération helvétique pourrait être placée sur la liste noire européenne des « pays à risque » en matière de blanchiment d’argent, aux côtés d’Etats comme le Panama, la Corée du Nord ou la Syrie.

Pour Luis Garicano, le porte-parole du groupe Renew, les « Suisse Secrets » soulèvent de « graves préoccupations éthiques et réglementaires », qui devront être prises en compte par la Commission européenne lors de la prochaine actualisation de sa liste noire, régulièrement réévaluée. « Le fait que les criminels et les despotes du monde entier puissent blanchir de l’argent aussi facilement aux portes de l’Union européenne est inacceptable », a-t-il déclaré.

Un placement de la Suisse sur liste noire aurait des conséquences majeures pour son économie, puisqu’elle obligerait les Européens à mettre en place des procédures de contrôle beaucoup plus lourdes pour chaque transaction avec un acteur financier ou un compte suisse.

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