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“Convoi de la liberté” : au Canada, le recours à la loi d’urgence surprend et divise

Pour tenter de mettre un terme aux manifestations de contestation ayant entraîné le blocage d’une partie de la capitale Ottawa et la fermeture de postes frontières avec les États-Unis, le Premier ministre canadien Justin Trudeau a invoqué une loi d’urgence autorisant le gouvernement fédéral à prendre des mesures exceptionnelles. Cette disposition, activée seulement pour la deuxième fois en temps de paix, est loin de faire l’unanimité dans le pays.

Le Premier ministre canadien Justin Trudeau a décidé de frapper fort. Après plus de trois semaines de contestation contre les mesures sanitaires en cours dans le pays, il a annoncé, lundi 14 février, le recours exceptionnel à un texte permettant des mesures d’urgence pour mettre fin aux blocages « illégaux » des manifestants. « Le gouvernement fédéral invoque la loi sur les mesures d’urgence pour compléter les pouvoirs provinciaux et territoriaux et faire face aux blocages et aux occupations », a-t-il déclaré, précisant que l’armée ne serait pas déployée et que les nouvelles mesures seraient « limitées dans le temps et géographiquement ».

Je veux être très clair sur ce que nous comptons faire en invoquant la Loi sur les mesures d’urgence, et sur la façon dont cette mesure nous aidera à maîtriser la situation. Si vous avez manqué notre annonce plus tôt aujourd’hui, regardez ceci : pic.twitter.com/Xm5mTdU348

— Justin Trudeau (@JustinTrudeau) February 15, 2022

Le mouvement de contestation qui a débuté fin janvier au Canada est parti de camionneurs protestant contre l’obligation d’être vacciné pour passer la frontière entre le Canada et les États-Unis. Mais les revendications se sont étendues à un refus de l’ensemble des mesures sanitaires et, pour de nombreux manifestants, à un rejet du gouvernement de Justin Trudeau.

Lundi, la police canadienne a saisi des armes et des munitions et arrêté 11 personnes sur le blocage frontalier de Coutts, en Alberta, dans l’ouest du pays, point de passage avec les États-Unis paralysé depuis une semaine. Dans l’Ontario, la police était parvenue dimanche soir, après sept jours de blocage, à rouvrir le pont Ambassador, qui relie la ville de Windsor à  Detroit, au Michigan. La paralysie de cet axe frontalier majeur avait poussé Washington, inquiet des conséquences économiques, à intervenir auprès de Justin Trudeau. À Ottawa, la capitale du pays, les opposants aux mesures sanitaires occupent toujours les rues du centre-ville.

Justin Trudeau sur les traces de son père

Pour de nombreux experts, cette crise est sans précédent. « Il n’y a rien de comparable dans l’histoire canadienne », a ainsi estimé auprès de l’AFP, Stéphanie Chouinard, professeure de sciences politiques au Collège militaire royal du Canada. « Pendant longtemps, le Canada a pensé être immunisé contre ce type de révolte que l’on pensait réservée aux États-Unis et à l’Europe », a-t-elle ajouté. Pour Stéphanie Carvin, professeure à l’université Carleton, à Ottawa, et ancienne analyste en matière de sécurité nationale, ce mouvement « pourrait changer le caractère de la démocratie canadienne si ça continue ».

En effet, c’est seulement la deuxième fois que le recours exceptionnel sur les mesures d’urgences est activé en temps de paix, la dernière fois remontant à la crise de 1970 quand Pierre Elliott Trudeau, le père de l’actuel Premier ministre était au pouvoir. Cette année-là, le gouvernement l’avait invoquée pour envoyer l’armée au Québec et prendre une série de mesures d’urgence, après l’enlèvement par le Front de libération du Québec d’un attaché commercial britannique, James Richard Cross, et d’un ministre québécois, Pierre Laporte. Richard Cross avait été libéré après des négociations, mais le ministre avait été retrouvé mort dans le coffre d’une voiture.

Selon John Lindsay, professeur à l’université de Brandon, au Manitoba, spécialiste de la gestion des situations d’urgence, son utilisation par Pierre Elliott Trudeau en 1970 reste aujourd’hui encore « très contestée ». Le quotidien The Globe and Mail rappelle en effet que même si l’opinion publique avait soutenu à l’époque Trudeau père, « des années plus tard, une réévaluation mesurée des événements avait conclu que la suspension des libertés civiles pour combattre un petit groupe de terroristes était excessive ».

Radio-Canada se demande d’ailleurs si une telle loi changera quelque chose à la situation « dans la mesure où trois corps policiers sont maintenant déployés à Ottawa et qu’ils tentent sans succès de déloger les manifestants depuis 18 jours des rues de la capitale » et sans recours pour l’instant à l’armée comme l’a annoncé Justin Trudeau.

Comme le souligne à l’AFP Geneviève Tellier, professeure d’études politiques à l’université d’Ottawa, cette décision peut aussi paraitre « surprenante » après des mois de crise sanitaire : « Le gouvernement fédéral n’a jamais utilisé la loi sur les mesures d’urgence pendant la pandémie alors qu’il aurait pu ». « Il s’agit peut-être ici davantage d’une question de légitimité pour Justin Trudeau », ajoute-t-elle.

L’attentisme de Trudeau en question

La population canadienne n’a en effet pas manqué de critiquer la lenteur de la réaction des autorités, notamment sur les réseaux sociaux, où l’action de la police est fortement questionnée. Les différentes juridictions se sont en effet longtemps renvoyé la balle alors que la police et la ville d’Ottawa, qui ont laissé les camions s’installer le premier jour, se sont vite déclarées incapables de gérer seules la situation. Beaucoup de politiciens ont préféré ne pas intervenir par calcul politique. Doug Ford, le Premier ministre conservateur de l’Ontario, province épicentre des manifestations, craignait de s’aliéner une partie de son électorat à quelques mois des élections provinciales, notent les experts.

« Après avoir tourné l’ensemble des protestataires en ridicule dans les premiers jours des manifestations, M. Trudeau s’est replié dans l’attentisme, se contentant de faire le procès des conservateurs pour leur regrettable flirt avec le populisme antisanitaire. (…) Le [pouvoir] fédéral, la Ville d’Ottawa et les différents corps policiers se renvoyaient la balle sur la responsabilité de l’intervention. Jusqu’à ce qu’il décrète l’état d’urgence [dans sa province, vendredi 11 février, NDLR], le premier ministre ontarien, Doug Ford, était invisible », a ainsi résumé l’éditorialiste Brian Myles dans les pages du journal Le Devoir.

Un rejet des provinces

Les partis de l’opposition sont aussi montés au créneau contre le recours par Justin Trudeau à la loi sur les mesures d’urgence. « La section de la Loi sur les mesures d’urgence réfère à des menaces à la sécurité du Canada », a ainsi déclara la cheffe intérimaire du Parti conservateur, Candice Bergen. « Dans ce contexte, est-ce que le Premier ministre du Canada estime que ces manifestations sont une menace à la sécurité du Canada, et si ce n’est pas le cas, est-ce qu’il ne croit pas qui pourrait envenimer la situation au lieu de la calmer ? ».

Comme le rapporte le Journal de Montréal, le Premier ministre québécois François Legault « ne souhaite pas » non plus voir la Loi sur les mesures d’urgence s’appliquer sur le territoire du Québec, une décision du pouvoir fédéral qui jetterait « de l’huile sur le feu » selon lui. « On ne pense pas que c’est nécessaire et on l’a vu en fin de semaine dernière, à Québec, les corps de polices et la Sûreté du Québec arrivent à garder le contrôle et deuxièmement, je pense que c’est le temps de rassembler les Québécois, pas de les diviser », a-t-il expliqué lors d’une conférence de presse. Les Premiers ministres du Nouveau-Brunswick, du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta ont aussi indiqué leur opposition au recours à cette loi.

Dans les faits, le gouvernement fédéral doit de toute façon consulter les provinces concernées avant de déclarer l’état d’urgence rappelle Radio-Canada. Avant une mise en application, le texte doit aussi être examiné dans les prochains jours par le Parlement fédéral. Et sa mise en œuvre est très encadrée, comme le souligne Le Devoir :  « Les mesures d’urgence sont en vigueur pour un maximum de trente jours et ne peuvent enfreindre toute une liste de droits fondamentaux des individus ».  

Avec AFP

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