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Soudan : Mohammed Yousif, 79e « martyr de la révolution »

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L’oncle de Mohammed Yousif prend la parole lors d’une manifestation en hommage à son neveu martyr, le 3 février 2022, dans le quartier de Wood Nawboy, à Khartoum, au Soudan. FAIZ ABUBAKR POUR «LE MONDE» Khaled Ismaël, l’oncle de Mohammed Yousif, dans la maison de son neveu tué lors d’une manifestation, à Khartoum, le 3 février 2022. FAIZ ABUBAKR POUR « LE MONDE »

Une détonation. Un cri de douleur. Il est 14 h 05 lorsque Mohammed Yousif, 23 ans, s’écroule au croisement de la station Sharwani et de l’avenue du palais présidentiel à Khartoum, la capitale du Soudan. Porté par une dizaine de bras, le corps inconscient est extirpé du cortège. Dans le nuage aveuglant des gaz lacrymogènes, son petit frère, Al-Haj Yousif, retire le masque de piscine qui lui protège les yeux et hurle de rage les poings tendus vers le ciel.

Un docteur se précipite et improvise un massage cardiaque alors que les balles réelles et les grenades assourdissantes tirées par les forces de l’ordre continuent de pleuvoir pour disperser la foule. Dimanche 30 janvier, des milliers de manifestants tentaient comme chaque semaine depuis trois mois de converger vers le siège du pouvoir putschiste, dirigé par le général Abdel Fattah Al-Bourhane. Le nouvel homme fort du pays a mis fin le 25 octobre à la transition politique amorcée deux ans plus tôt à la chute d’Omar Al-Bachir.

La tête ballante et le regard vide, Mohammed Yousif est hissé sur une moto qui l’évacue en trombe vers l’hôpital Al-Jawda. Vers 15 heures, les médecins annoncent qu’ils n’ont « rien pu faire ». Le tir tendu de grenade lacrymogène reçu dans la poitrine a entraîné une perforation des poumons suite à la fracture des os de la poitrine. Le choc a causé un arrêt cardiaque instantané.

Zigzaguant entre les barricades dressées par les manifestants, l’ambulance qui transporte la dépouille jusqu’à la morgue d’Omdurman, ville jumelle de Khartoum, est rattrapée par des centaines de personnes formant un cortège funèbre vrombissant de slogans révolutionnaires. Plus tard, dans une psalmodie de prières, ils sont plusieurs milliers de personnes massées au milieu des tombes du cimetière Al-Bakri.

Une figure charismatique

« On a tous été surpris par l’immense foule réunie ce soir-là. Moi-même je ne connaissais pas tout le monde », raconte sa tante Asma Abdelsalam, notant, fière et en larmes, que le corps de son neveu est enterré non loin de celui de Tayeb Salih, l’un des plus grands écrivains soudanais.

Lors d’une manifestation en hommage à Mohammed Yousif, des drapeaux flottent avec des photos de lui, le 3 février 2022 dans le quartier de Wood Nawboy, à Khartoum, au Soudan. FAIZ ABUBAKR POUR «LE MONDE»

Dans la pénombre, les flashs de centaines de téléphones jettent un halo bleuté sur les pierres tombales. Lors de la mise en terre, des Soudanais de toutes les couches sociales se réunissent sur un même cercueil. De la société conservatrice issue des confréries soufies à la génération militante des comités de résistance en passant par les vendeurs ambulants et les gamins des rues.

« Mohammed Yousif était connu de tous », raconte son ami Muntasir. Il travaillait dans une usine de plastique dans le quartier industriel d’Omdurman. Un boulot alimentaire dont il s’échappait le plus possible pour se consacrer à son rôle de bénévole dans l’association caritative Sheraa el Hawadith (« la rue des accidents »), implantée dans tout le pays.

Régulièrement, le jeune homme apportait des repas dans les hôpitaux pour des personnes âgées, organisait des fêtes pour les enfants malades de l’hôpital Mohammed Al-Amin Hamid et collectait des fonds via WhatsApp pour payer les frais hospitaliers de personnes dans le besoin.

« Il était de toutes les intifadas »

Figure charismatique, Mohammed Yousif était devenu malgré lui l’un des leaders du comité de résistance de son quartier. Ces cellules, qui ont été un maillon essentiel de la contestation contre le régime d’Al-Bachir en 2019, restent aujourd’hui le fer de lance de la révolte contre le coup d’Etat. Sans affiliation politique, le militant croyait dans la structure horizontale et spontanée de ces organisations pour lutter contre un pouvoir autoritaire.

Des amis de Mohammed Yousif, récitent des versets du coran dans la chambre de leur ami, dans le quartier de Amderman, à Khartoum, le 3 février 2022. FAIZ ABUBAKR POUR «LE MONDE»

La fin de ses études en ingénierie mécanique a coïncidé avec le début des manifestations contre le régime d’Omar Al-Bachir. « Il était de toutes les intifadas contre cette dictature de trente ans », se souvient son oncle Khaled Ismaël. En 2019, Mohammed Yousif est arrêté plusieurs fois. Il se trouve sur le sit-in qui a pris place devant le quartier général de l’armée lorsque le président Al-Bachir est destitué par l’armée.

« On était épaule contre épaule en première ligne dans chaque manifestation », explique un ami surnommé « Baddawi ». « Nous ne sommes pas violents. On se doit d’aller de l’avant pour protéger le cortège. Tenir à distance les forces de l’ordre pour que la manifestation se déroule normalement », poursuit le jeune militant.

Au mois de juillet, Mohammed Yousif s’envole pour les Emirats arabes unis dans l’espoir de trouver un travail mieux rémunéré. Le 25 octobre, quand le général Al-Bourhane douche les espoirs démocratiques de la population soudanaise, le jeune homme est tiraillé. Rester pour sa carrière ou rentrer au pays ? Dix jours plus tard, il embarque dans un avion qui le ramène à Khartoum pour prendre part au soulèvement contre la junte militaire.

« Il voulait œuvrer pour le Soudan »

« Il disait qu’il revenait pour une cause : la justice. Il ne trouvait pas de sens à travailler pour lui-même. Il voulait œuvrer pour le Soudan, la nation, il n’arrêtait pas de le répéter. Il était pacifique jusque dans son dernier souffle », confie l’une de ses cousines.

Dans les jours qui suivirent son enterrement, des centaines de personnes, dont la quasi-totalité des 78 familles des victimes de la répression, se sont succédé à Wad Nubawi, l’un des plus vieux quartiers d’Omdurman, présenter leurs condoléances devant le domicile familial.

Au sol, du sang de mouton offert aux parents du défunt se mêle à la poussière. Des nuages de mouches s’en délectent. A l’ombre d’une tente rayée jaune et rouge installée à même la ruelle, des hommes par petits groupes partagent le thé sur des chaises en plastique. De temps à autre, les conversations sont interrompues lorsqu’un nouveau venu se présente. Les hommes se lèvent, tournent les paumes de leurs mains vers le ciel, marmonnent des prières.

Mohammed Yousif est issu des Jaalyyin, une importante tribu qui a ses racines au nord du Soudan, sur les rives du Nil, bastion du régime déchu d’Omar Al-Bachir. Le recueillement est interrompu par le cheikh soufi Hamad El-Ja’ali qui s’empare d’un micro relié à une enceinte crachotante. Dans un discours enflammé, il tient pour responsables les autorités putschistes et exige une enquête immédiate sur les crimes commis contre « la révolution pacifique du peuple soudanais brisée par le coup d’Etat ». Alors que le soleil se couche, la situation politique s’invite au milieu des lamentations.

« Protéger nos jeunes »

Mohammed Yousif était un musulman pieu, très impliqué au sein de sa confrérie soufie, la Qadiriyya. « L’une des plus anciennes, elle a une influence considérable à Omdurman », commente Magdi El-Gizouli, chercheur au Rift Valley Institute. « Cela montre comment les comités de résistance se répandent dans la société. Certains leaders émergent même jusqu’au cœur de milieux conservateurs », analyse-t-il.

Yousif Ismaël, le père de Mohammed Yousif, prend la parole lors d’une manifestation en hommage à son fils martyr, le 3 février 2022, dans le quartier de Wood Nawboy, à Khartoum, au Soudan. FAIZ ABUBAKR POUR «LE MONDE»

Sur les murs décrépis du quartier, les dates des manifestations contre le coup d’Etat ont été tracées en rouge et noir. Depuis 2013, Wad Nubawi est la cible répétée des forces de sécurité. « Un quartier révolutionnaire depuis le temps de la Mahdiyya », explique Yousif Ismaël, le père de Mohammed, en référence aux troupes dirigées par Mohammed Ahmad al-Mahdi venus libérer la capitale du Soudan de l’occupant anglais en 1885. Le père pointe fièrement du doigt un puit au coin de la rue qui aurait ete creusé par les combattants qui avaient fait d’Oumdurman leur bastion.

La mère du martyr, elle, reste invisible. Recluse dans la pénombre de sa maison, elle ne croit toujours pas à la disparition de son fils. C’est la tante de Mohammed qui prend la parole. « Il faut que nous autres, les anciens, descendions dans les rues pour protéger nos jeunes. Nous sommes plus proches de la mort. Eux sont le futur, ils construiront le pays. Descendons lever des barricades ! », harangue-t-elle.

Deux semaines avant sa mort, Mohammed Yousif était apparu dans une vidéo publiée sur sa page Facebook, partagée de nombreuses fois. « J’ai un message coincé dans la gorge », écrit-il en en-tête. « Certains d’entre nous ont banalisé la mort, ils descendent dans les rues pour mourir en martyr. Pourquoi donc, mes frères ? Nous avons besoin de vous, debout, pour construire le pays. Ne montrez pas votre poitrine en hurlant aux uniformes de vous tirer dessus. On doit rester ensemble jusqu’à ce qu’on obtienne la chute de ce régime », déclame-t-il d’un ton calme, évoquant une « révolution des consciences ».

« Lutter contre cet Etat corrompu »

Lorsqu’il a été touché par la grenade lacrymogène, Mohammed Yousif se trouvait à 7 mètres des unités de police anti-émeute. « Il y a eu un ordre. Ce n’est ni du hasard ni une bavure. Ils l’ont assassiné », tonne son père drapé de sa galabiya blanche. « Bourhane a tué mon fils. Ses gens n’ont aucune pitié. Nous obtiendrons justice. Il faut lutter contre cet Etat corrompu », assène le patriarche, qui affirme que 80 % du peuple soudanais continue d’adhérer au slogan de la révolution de 2019, « liberté, paix et justice ».

Une amie de Mohammed, Maysoon (le prénom a été modifié) dresse un constat inquiétant des récentes exactions des forces de l’ordre. « Les services de renseignement de Bachir sont de retour. Ils sont revenus avec des dossiers bien documentés sur les opposants. Ils traquent. Ils entrent dans nos maisons. Des gens disparaissent », raconte cette militante.

« Les militaires font tout pour démoraliser les jeunes militants, pour les terroriser. Ils procèdent à de véritables assassinats qui visent les plus influents, les plus inspirants. Les services de renseignement connaissent désormais bien leur véritable ennemi : ce ne sont pas les partis politiques mais les comités de résistance », renchérit le chercheur Magdi El-Gizouli.

Jusqu’à présent, la répression n’a pas eu raison du mouvement de contestation. « A chaque mort, la junte se fait de nouveaux ennemis : les familles, les amis, les voisins, qui viennent gonfler les cortèges », s’exclame un membre d’un comité de résistance. Depuis la mort de Mohammed Yousif, presque chaque soir, les militants organisent de petits rassemblements en son honneur.

Jeudi 3 février, un sit-in éphémère réunit des milliers de personnes sur l’avenue Al-Wadi. Ponctuée de discours, la manifestation est à nouveau violemment dispersée par les forces du coup d’Etat qui chassent la foule dans des nuages de gaz lacrymogènes. Le visage de Mohammed Yousif est venu s’ajouter aux dizaines d’autres dessinés en noir sur les drapeaux blancs brandis par les manifestants qui continuent de se rebeller pour réclamer un pouvoir civil. Il est le 79e « martyr de la révolution ».

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