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Au Cameroun, le football sert de “diversion” au conflit meurtrier dans l’ouest anglophone

L’assassinat d’un sénateur influent, mardi, au Cameroun, pays hôte de la CAN-2022, met en lumière le conflit qui s’enlise en zone anglophone et que le gouvernement tente de dissimuler. Le président Paul Biya présente le tournoi comme un symbole d’unité mais ses politiques gouvernementales exacerbent les divisions. 

En pleine Coupe d’Afrique des Nations (CAN) et contrairement aux dires des autorités, la sécurité peine à être assurée au Cameroun anglophone, en proie depuis 2017 à un conflit entre l’armée et les séparatistes, dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Plusieurs heures avant le premier match de la CAN disputé à Limbé, mardi soir, le sénateur Henry Kemende a quitté son domicile, dans sa ville natale de Bamenda, capitale de la région en guerre du Nord-Ouest. Il n’est jamais rentré chez lui.

Quelques heures plus tard, l’opposant politique a été retrouvé, la poitrine criblée de balles. Henry Kemende, avocat et sénateur de l’un des principaux partis d’opposition au Cameroun, le Social Democratic Front (SDF), était un fervent défenseur des droits humains. Il était aussi un important représentant de la minorité anglophone, qui représente environ 20 % des 28 millions d’habitants du pays. 

Confronté à une insurrection séparatiste dans l’Ouest, une menace jihadiste dans le Nord et à une pandémie mondiale, le gouvernement l’a toutefois assuré : « La sécurité sera garantie ». Pourtant, des militants issus d’un mélange hétérogène de groupes armés luttant pour un État indépendant, dans l’Ouest, baptisé « Ambazonie », ont menacé de perturber les matchs. 

Pour l’heure, personne n’a revendiqué le meurtre d’Henry Kemende. Les Forces démocratiques alliées (ADF), l’un des principaux groupes séparatistes anglophones, a nié toute responsabilité. 

>> À voir aussi : Cameroun : « Ambazonie », 1 000 jours après

Le groupe a toutefois revendiqué une attaque mercredi qui a tué un soldat camerounais à Buéa, une ville de l’Ouest située environ à 20 kilomètres au nord de Limbé, et où sont basées les quatre équipes du groupe F, engagées dans la CAN (Mali, Gambie, Tunisie, Mauritanie).

Spécialisé dans la défense des droits de ses électeurs et doté d’un parler-vrai à toute épreuve à l’égard du pouvoir, Henry Kemende était une personnalité familière des chaînes de télévision anglophones du Cameroun. 

« C’est une immense perte », déplore auprès de France 24 Christopher Fomunyoh, directeur Afrique du National Democratic Institute (NDI), basé à Washington. « C’est une immense perte pour sa famille bien évidemment. C’est une immense perte pour la profession juridique, compte tenu du rôle que les avocats ont joué dans le début de cette crise et celui qu’ils ont à jouer dans sa résolution. À l’échelle nationale, c’est une énorme perte, l’assassinat d’un membre du Sénat, une institution constitutionnelle. Et c’est une immense perte alors que le conflit continue et que le fossé entre la population anglophone et l’État se creuse ». 

L’attaque de Buéa et le meurtre d’Henry Kemende mettent en lumière un conflit que le gouvernement camerounais essaye de dissimuler à la communauté internationale.

Un nouveau meurtre, un ancien problème colonial 

L’État camerounais, dirigé par le président Paul Biya, âgé de 88 ans et au pouvoir depuis 40 ans, n’a pas réussi à garantir la sécurité de ses citoyens dans les provinces de l’Ouest. L’insurrection anglophone a fait plus de 3 000 morts et près d’un millier de déplacés ces cinq dernières années et les deux camps sont accusés d’avoir commis des atrocités et des violences. 

La crise dans le Nord-Ouest du Cameroun s’est déclenchée en octobre 2016, quand des avocats sont descendus dans les rues de Bamenda pour protester contre l’usage exclusif du français dans les tribunaux et dans les autres institutions étatiques. 

Les racines du problème remontent à l’époque coloniale, quand la zone de l’Afrique centrale qui avait été colonisée par l’Allemagne, a été partagée entre le Royaume-Uni et la France, après la Première Guerre mondiale. Avec la fin des pouvoirs coloniaux, le Cameroun est devenu une fédération en vertu de la Constitution de 1961. L’anglais et le français ont été désignés comme langues officielles. 

Les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest du Cameroun sont d’anciennes colonies britanniques. Le reste du pays a été colonisé par la France. © Studio Graphique France Médias Monde

Les Camerounais anglophones se plaignent depuis longtemps d’être discriminés, d’autant plus que les postes les plus élevés au sein du gouvernement, tout comme dans le secteur du pétrole, ont toujours été occupés par des francophones. Les Camerounais anglophones déplorent aussi que les documents gouvernementaux soient publiés seulement en français, les excluant ainsi des meilleurs emplois de la fonction publique.

Les manifestations étaient pacifiques, jusqu’au déclenchement d’une féroce répression : des centaines de membres de partis d’oppositions et d’activistes ont été emprisonnées, plongeant la population dans la peur des arrestations arbitraires. Cette répression a renforcé l’émergence de plusieurs milices séparatistes réclamant un nouvel État, l’ »Ambazonie ». Elles ciblent régulièrement des civils accusés de « collaborer » avec le gouvernement et ont décrété un boycott des écoles, privant des centaines de milliers d’enfants d’éducation. 

« Ce sont toujours les civils, les gens ordinaires pris entre deux feux, qui souffrent », affirme Rebecca Tinsley, une activiste du Global Campaign for Peace and Justice in Cameroon, basée à Londres. « La violence s’aggrave. En 2021, il y a eu plus de 80 attaques provoquées par des engins explosifs improvisés, dans la seule région anglophone. À cause de cette violence, près d’un million d’enfants ne peuvent pas aller à l’école et il y a très peu de sécurité, ce qui rend le quotidien de la population très difficile ».

Des pourparlers de paix dans l’impasse

Deux ans après que des groupes armés ont proclamé l’indépendance de l’Ambazonie, en 2017, des négociateurs suisses ont accepté de servir de médiateurs à des discussions entre les autorités camerounaises et les séparatistes dans le but de mettre fin à l’escalade de violences.

Les propositions de paix suisses n’ont cependant pas connu de suite et le gouvernement camerounais a, à la place, lancé un dialogue national du 30 septembre au 4 octobre 2019, en grande pompe.

Mais un an plus tard, l’Ouest étaient toujours ingouvernable et la violence s’est renforcée. Alors que seulement 10 % des 163 millions de dollars promis pour les deux régions ont été versés, les combats ont freiné l’avancée des opérations de reconstruction.

« Le dialogue national était une pièce de théâtre au profit de la communauté internationale », pointe Rebecca Tinsley. « Il n’avait aucune crédibilité car la plupart des anglophones n’y étaient pas invités ou avaient peur de se rendre [à Yaoundé] et d’être arrêtés. » La plupart des analystes s’accordent à dire que les pourparlers, qui ont réuni des représentants des 10 provinces du Cameroun au lieu de se concentrer sur la région lésée, ont été un échec.

La CAN se terminera mais « les problèmes seront toujours là »

L’organisation de la CAN aurait pu être l’occasion de relancer un processus de paix moribond ou mieux encore, d’évaluer les échecs et de repartir de zéro. Le football est politique au Cameroun, ce sport jouant un rôle important dans la vie publique. À l’échelle nationale, ce sport « sert d’élément de diversion dans le système politique étroitement contrôlé dans le pays tandis qu’à l’échelle internationale, les exploits sportifs compensent la faible influence du pays sur d’autres aspects de la politique continentale et mondiale », notent Joanne Clarke et John Sunday Ojo dans leur rapport « La politique du sport au Cameroun ». 

Le président camerounais – avec son âge avancé, ses problèmes de santé et ses longs séjours en Suisse – fait l’objet de moqueries et de spéculations au sujet de son habileté intellectuelle. Mais Paul Biya a montré qu’il était conscient du pouvoir du football dans cette nation passionnée par ce sport. Il a déclaré que la CAN était « un grand moment de fraternité » qui offrirait aux Camerounais une opportunité pour exposer « la riche diversité culturelle qui a valu à notre pays le surnom d’ »Afrique en miniature ». 

La reprise d’un processus de paix anglophone n’est possible qu’à seulement qu’à quatre conditions, selon Christopher Fomunyoh : la déclaration d’un cessez-le-feu immédiat pour mettre fin au cycle de violences, la libération des prisonniers politiques, l’utilisation de négociateurs qui ne soient pas Camerounais pour faciliter le dialogue entre les camps opposés et enfin, « accepter que les médiations se tiennent dans un autre pays que le Cameroun ». 

Malgré l’espoir suscité par l’organisation de la CAN au Cameroun, Christopher Fomunyo se fait peu d’illusion. « Dans quelques semaines, le tournoi sera terminé mais les problèmes seront toujours là », affirme-t-il. 

La mort d’Henry Kemende laisse un sentiment de vide profond pour tous les Camerounais impliqués dans la résolution du conflit. « Il était l’une des rares figures anglophones à s’exprimer franchement et à pouvoir parler aux deux parties », déplore Christopher Fomunyoh. « Malheureusement, je n’ai aucune confiance dans le fait qu’il y aura une enquête approfondie, que les auteurs [du meurtre d’Henry Kemende] seront retrouvés et jugés, et que justice sera faite », ajoute-t-il.

Article traduit de l’anglais par Tiffany Fillon. L’original est à lire ici.

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