France World

Nitrites: les dessous du bras-de-fer entre Yuka et les charcutiers

Un lien direct retoqué par les tribunaux de commerce qui se sont penchés sur les affaires portées par la FICT et deux de ses entreprises adhérentes à titre individuel, ABC Industrie et Mont de la Coste. Sans compter le coup de massue financier qui explique, selon Julie Chapon, la perte attendue cette année: les frais de justice atteignent pour l’heure –des appels sont en cours dans les trois affaires– 240.000 euros auxquels s’ajoutent 75.000 euros de dommages et intérêts exécutoires. Une somme qui aurait pu être bien plus élevée: les montants réclamés atteignaient au départ… 1,4 million d’euros au total.

Un modèle basé sur l’indépendance

« C’est insupportable d’entendre qu’on empoisonne les gens », martèle le délégué général de la fédération des charcutiers, Fabien Castanier, pointant un préjudice moral mais aussi financier. « Un acharnement », dénonce pour sa part Julie Chapon, s’inquiétant du risque de voir « couler » Yuka. Il faut dire qu’en ayant érigé l’indépendance en colonne vertébrale de son activité, la jeune entreprise s’est fermé la porte à un grand nombre de sources de financements. Redoutablement efficace sur le plan de la communication, cette stratégie fragiliserait-elle Yuka en cas de remous?

Pas de publicité… et une poignée d’investisseurs triés sur le volet lors d’une levée de fonds de 800.000 euros en 2019. « C’est la première fois que j’ai dû me vendre pour avoir le droit d’investir, c’était inversé », se rappelle Christophe Courtin (Courtin Investment) qui a fait partie de ce tour de table. Une sélection par les fondateurs qui ont averti d’emblée « qu’il n’y aurait pas de conseil de surveillance et qu’ils auraient les pleins pouvoirs car ils souhaitaient rester indépendants », poursuit-il. Parmi les autres investisseurs, la structure engagée Investir & plus ou encore Xavier Niel…

Alors sur quoi repose le business model de Yuka? Sur une version premium et payante de l’appli, les ventes d’un livre sur l’alimentation saine ainsi que celles d’un calendrier de fruits et légumes de saison. De quoi générer un chiffre d’affaires de 1,6 million d’euros en 2020 –à peine plus que le montant des dommages et intérêts demandés initialement!– pour un très léger bénéfice de 18.000 euros. « Une grosse partie de nos adhérents n’ont pas un tel chiffre d’affaires », tacle Fabien Castanier que l’ont sent agacé par l’image de David contre Goliath. Le lobby des charcutiers est en effet composé à 90% de PME, mais ses entreprises adhérentes représentent un chiffre d’affaires cumulé de… 6,7 milliards d’euros.

Reste que Yuka –extrêmement active sur le plan médiatique– peut compter sur un soutien massif de sa communauté. Une cagnotte mise en place début octobre pour aider à payer les frais de justice atteint près de 400.000 euros! En face, la FICT n’en est pas moins active sur le plan de la communication: elle estime avoir dû débourser entre 100.000 et 150.000 euros « pour compenser la détérioration d’image subie ». Quant aux sommes concernant son activité d’influence auprès des parlementaires, elles s’élevaient entre 100.000 et 200.000 euros en 2020 selon le registre de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique pour quatre activités menées sur la période, dont deux touchant aux nitrites.

Le sans nitrite pèse déjà 7% du marché

Il faut dire que depuis quelques années, la polémique liée à ces additifs s’est invitée dans le débat public et politique: en début d’année un rapport issu d’une mission d’information parlementaire prônait même leur suppression dans la charcuterie à l’horizon 2025 et un avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) sollicité par le gouvernement tarde à voir le jour [voir encadré]. En attendant cet avis, le député Richard Ramos, fervent partisan de l’interdiction, balaye l’argument de sécurité sanitaire, pilier du discours de la FICT: « Le sans nitrite représente déjà 7% du marché: des milliers de tranches de jambon et pas un seul cas de botulisme. »

Un créneau en pleine croissance sur lequel se sont engouffrés les poids-lourds mais qui nécessite de lourds investissements en R&D que ne pourraient se permettre les petits acteurs, selon la FICT. Les consommateurs sont pourtant au rendez-vous et nombre d’industriels ont franchi le cap. Fleury Michon réalise désormais 41% de ses ventes de jambon avec sa gamme sans nitrite. Après un premier jambon sans nitrite lancé en 2018, Intermarché prévoit de retirer l’additif de tous les produits de charcuterie de sa marque Monique Ranou à l’horizon 2025. Un projet qui s’inscrit dans un vaste programme de reformulation de recettes et qui s’est traduit par « les améliorations significatives des notes des produits reformulés sur l’application Yuka », même si l’enseigne évite soigneusement de parler de « plan Yuka » et se contente de dire que l’appli a été « un outil d’analyse parmi d’autres, nous permettant d’associer notre démarche à la perception consommateur ».

6 millions d’utilisateurs actifs

Yuka, OpenFoodFacts, QuelProduit (développée par l’UFC Que Choisir)… Dans la multitude des applis -qui se sont développées pour « pallier les défaillances dans la protection et l’information des consommateurs », selon Olivier Andrault, chargé de mission alimentation de l’association de défense des consommateurs-, la première semble être quasiment devenue incontournable. Certes, Yuka est parfois critiquée pour son système de notation ou sur la fiabilité des données utilisées, mais nombre de marques n’en vantent pas moins leurs bonnes notes sur l’appli. A tel point que celle-ci prévoit de développer une plateforme gratuite pour permettre aux industriels de simuler leur note sur un produit! Il faut dire qu’avec 25 millions de téléchargements, dont 16 millions en France, et 6 millions d’utilisateurs actifs chaque mois, l’impact potentiel de Yuka est colossal. D’autant que, d’après une étude réalisée par ses soins en 2019 auprès de ses utilisateurs, 94% des répondants ont arrêté d’acheter certains produits. Un chiffre que la FICT n’a pas manqué de faire jouer devant le tribunal de commerce même si celui-ci a débouté les demandes de dommages et intérêts pour préjudice financier, estimant que ce dernier n’avait pu être démontré.

« Yuka ou pas Yuka, le sans nitrite va continuer », tranche d’ailleurs Alexandre Hurtaud, Country Manager France pour la charcuterie italienne Rovagnati. Leur gamme sans nitrite Naturals pèse déjà pour près de 50% de leur chiffre d’affaires en France. Et Alexandre Hurtaud est catégorique: « Le Français est le plus en attente de ce type de produit: moins il y a d’intrants, meilleure est la demande. » Sébastien Loctin, fondateur de Biofuture, qui précise bien « ne pas être un fan absolu de Yuka », lui reconnaît le mérite d’avoir « poussé l’industrie agroalimentaire à faire évoluer leurs recettes avec moins d’additifs ». Et il juge le combat mené face à Yuka « anachronique et absurde ». La bataille judicaire se poursuit néanmoins: une première audience en appel est prévue pour juin, à Aix-en-Provence. En attendant, Julie Chapon ne compte pas revoir le modèle économique de Yuka et encore moins son crédo d’indépendance, ni mobiliser ses investisseurs mais plutôt renforcer son modèle payant à l’étranger.

Un avis de l’Anses qui tarde

Auditionné en novembre 2020 par la mission d’information de l’Assemblée nationale sur les nitrites dans la charcuterie et leur impact sur la santé, le ministre de l’Alimentation Julien Denormandie s’était laissé aller à cet aveu: « Au moment où je vous parle, en l’état des éléments dont je dispose, je ne sais pas. » L’Anses avait été saisie du sujet et devait rendre un avis courant 2021. Un avis dont la date de parution a été reportée régulièrement tout au long de l’année et qui n’est toujours pas rendu. Un expert externe faisant partie d’un des groupes de travail devant rendre ce rapport a même démissionné en octobre, pointant dans un courrier adressé en interne des « dysfonctionnements ». Après un article du JDD relayant l’événement et évoquant « l’enlisement » de l’expertise, l’Anses a contesté ce terme, arguant que « comme c’est souvent le cas pour des saisines complexes, le calendrier de l’expertise doit être régulièrement réajusté ». L’agence a confirmé la démission de l’expert et précisait que l’avis ne serait rendu que… fin du premier semestre 2022.

 

]

Source

L’article Nitrites: les dessous du bras-de-fer entre Yuka et les charcutiers est apparu en premier sur zimo news.