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Ouganda : à Kampala, rage et désillusion un an après la répression sanglante des émeutes

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Des policiers patrouillent à Kampala, en juin 2021. BADRU KATUMBA / AFP

Du 18 novembre 2020, Safinah Makaina se rappelle d’abord les bruits de tirs et de cris dans les rues aux abords du marché de Kiseka, au cœur de Kampala. Tout a commencé dans ce quartier commerçant populaire de la capitale ougandaise, communément appelé « downtown », où les vendeurs en tous genres attirent quotidiennement des dizaines de milliers de personnes. « C’était une vraie scène de guerre », raconte la vendeuse de 39 ans au milieu de sa boutique de pièces détachées de voitures : « Revenir tous les jours dans ces rues où j’ai vu autant de corps n’est pas facile, même aujourd’hui. Mais survivre à ces violences m’a rendue encore plus forte pour combattre le régime. »

Il y a un an tout juste, en pleine campagne électorale pour la présidentielle de janvier 2021 – à laquelle l’inamovible Yoweri Museveni briguait un sixième mandat –, l’arrestation du principal candidat de l’opposition, Bobi Wine (de son vrai Robert Kyagulanyi Ssentamu), déclenchait un vaste mouvement de révolte populaire. Les émeutes, survenues à Kampala avant de s’étendre à d’autres villes jusqu’au 20 novembre, jour de sa libération sous caution, ont fait 54 morts, selon la direction des investigations criminelles. Parmi eux, seulement 11 sont désignés comme émeutiers, 42 ont été « touchés par des balles perdues » et une personne a été renversée par une voiture.

La répression sécuritaire, dénoncée par la communauté internationale, a douché tout espoir de changement : à l’issue du scrutin de janvier, Yoweri Museveni, alors âgé de 76 ans et à la tête du pays depuis 1986, a été réélu avec près de 59 % des voix. Des résultats contestés par l’opposition et qui, un an après, continuent de nourrir l’amertume dans le quartier de Kiseka.

« Je ne veux même plus aller voter »

Ce mélange de rage et de désillusion est par exemple ce que ressent Joseph*, vendeur de vêtements blessé par balle pendant les manifestations alors qu’il filmait depuis le balcon d’une galerie marchande. « Je suis toujours très en colère de ce qui m’est arrivé, d’avoir été touché alors que je ne participais même pas aux émeutes », dit-il. L’homme de 24 ans, auparavant soutien de l’opposition, a perdu la volonté de s’impliquer : « Je ne veux même plus aller voter. Peu importent les résultats, peu importe le nombre de personnes dans les rues, rien ne va changer. Les victimes des manifestations ont perdu la vie pour rien. »

Une réaction prévisible après la violence de la réponse policière, selon l’analyste politique Bernard Sabiiti. « De nombreux partisans de Bobi Wine ont pris peur après ces manifestations, ce qui s’est ressenti notamment sur le taux de participation au scrutin à Kampala, de seulement 43 %, affirme-t-il. Encore aujourd’hui, beaucoup craignent de soutenir l’opposition ouvertement. Il n’y a d’ailleurs pas eu de grand rassemblement militant depuis le vote. »

Une retenue qui, à l’en croire, tient également à l’implacable retour aux réalités économiques pour ceux qui se sont engagés provisoirement dans la campagne, alors que le pays a été sévèrement affecté par les restrictions liées à l’épidémie de Covid-19. Et ces jours-ci, l’actualité est davantage dominée par les récents attentats suicides qui ont endeuillé la capitale : mardi 16 novembre, une double attaque revendiquée par l’organisation Etat islamique (EI) a fait quatre morts.

Pourtant, l’opposant et ancien chanteur Bobi Wine, devenu l’icône d’une grande partie de la jeunesse de Kampala, continue de mobiliser, selon Bernard Sabiiti : « Même s’il est plus discret, le mouvement autour de lui est toujours bien présent. Car la jeunesse urbaine et populaire qu’il représente est profondément consciente du manque d’opportunités que le système actuel lui offre. »

« Aucun policier n’a été mis en cause »

Ainsi, pour Safinah Makaina, il n’est pas question de baisser les bras. « Le temps est de notre côté, pas de celui de la vieille garde au pouvoir depuis des dizaines d’années », soutient-elle. En Ouganda, plus de 80 % de la population a moins de 35 ans et n’a connu pour chef d’Etat que Yoweri Museveni. « Et la génération de mes enfants, témoin de toute la violence du régime pendant les manifestations, sera encore plus combative que nous », assure la vendeuse.

Quelques jours après les émeutes, le chef de l’Etat avait promis des compensations pour les familles des victimes collatérales. « Mais un an plus tard, aucune famille n’a été dédommagée et aucun policier n’a été mis en cause pour excès de violence », affirme l’avocate Pheona Wall, présidente de l’Uganda Law Society.

En revanche, plus de 1 000 suspects ont été arrêtés en quelques semaines par les forces de l’ordre pour avoir participé aux manifestations. Parmi eux, Muhammed Ssemakula, 30 ans, lui aussi vendeur du quartier de Kiseka et fervent partisan de Bobi Wine. Libéré sous caution en septembre, le militant a perdu les deux boutiques qu’il dirigeait avant les émeutes. Les images de ces journées sanglantes continuent de le hanter. « Les forces de l’ordre ont tiré à balles réelles, sans aucune distinction, raconte-t-il. J’ai par exemple vu une jeune femme qui apportait simplement une assiette à un client tomber par terre, touchée par les tirs. »

Sait-on combien de « suspects » sont toujours en prison ? Combien ont été libérés ? S’il ne regrette pas d’être descendu dans la rue pour défendre son candidat, le jeune homme réalise tout ce que son arrestation lui a coûté. « Je continue de croire au changement et en Bobi Wine, affirme-t-il. Mais si je suis de nouveau arrêté, je n’ai pas les moyens d’aider ma famille. C’est beaucoup plus difficile de prendre tous ces risques et de s’engager pleinement quand on n’a déjà pas assez d’argent pour nourrir ses enfants. »

*Le prénom a été changé.

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