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Philippe Grand, l’un des archivistes clés du 17 octobre 1961

Philippe Grand, ancien conservateur en chef des archives de Paris, est le premier à révéler les documents prouvant la mort de dizaines de Français musulmans d’Algérie lors d’une manifestation, le 17 octobre 1961, à Paris. Maurice Papon, alors préfet de Paris, dément le massacre jusqu’au jour où, trente-six ans plus tard, l’archiviste et sa collègue Brigitte Lainé mettent au jour les documents du palais de justice détaillant les noms des victimes et les circonstances de leur mort.

17 octobre 1961 : massacre d’Algériens au cœur de Paris © France 24

Le 17 octobre 1961, alors que la guerre d’Algérie touche presque à sa fin, une manifestation est organisée à Paris par la Fédération de France du Front de libération nationale (FLN) contre le couvre-feu imposé par la préfecture de police aux Français musulmans d’Algérie. Elle est violemment réprimée par la police, dirigée par Maurice Papon.

Bilan officiel : trois morts et une soixantaine de blessés, très loin de la réalité selon les historiens. Ce soir-là et les jours suivants, la brigade fluviale de Paris repêche des dizaines de corps dans la Seine, certains spécialistes estiment leur nombre à plus de 200. Le registre du parquet et archives du tribunal de Paris sont les premières preuves du massacre perpétré.

Le parquet répertorie ces affaires comme des homicides volontaires, mais les juges d’instruction prononcent des non-lieux. Les dossiers sont ensuite classés et entassés dans les caves et greniers du Tribunal de Paris. Presque 26 ans plus tard, deux conservateurs, Philippe Grand et Brigitte Lainé, chargés de transférer les dossiers du tribunal aux archives de Paris, découvrent ces boîtes. Ils les classent mais n’en parlent à personne. Les historiens qui veulent dénoncer les agissements de la police sont interdits des archives.

C’est alors qu’un historien, Jean-Luc Einaudi, dénonce le massacre et accuse Papon d’en être à l’origine. C’est lorsque l’ancien préfet de Paris le poursuit en diffamation qu’il demande aux archivistes de décrire au tribunal les documents qu’ils ont classés. La juridiction tranche en faveur d’Einaudi, reconnaissant le massacre du 17 octobre.

France 24 a rencontré Philippe Grand, ancien conservateur en chef des archives de Paris, qui raconte comment il a contribué à dévoiler le massacre du 17 octobre 1961.

France 24 : Comment avez-vous découvert ces archives ?

Philippe Grand : Ma collègue Brigitte Lainé et moi allions régulièrement au Palais de justice de Paris à la fin des années 1980 pour transférer les documents au fonds des archives de Paris. Lorsque nous avons travaillé sur la collection de 1958 à 1962, nous avons trouvé le registre de la période du massacre, du 17 octobre 1961 et des jours qui ont suivis.

Nous avons trouvé une suite régulière de registres du parquet d’une part, puis des dossiers de non-lieu d’autre part.

Les registres du parquet sont très courts. Vous avez le nom de la victime, mais en général il n’y a pas de nom mais la mention ‘FMA’, pour Français musulman d’Algérie, puis un tampon avec le mot ‘mort’. La cause du décès ensuite : « repêché au pont de Bezons ou de Neuilly tel ou tel jour, retrouvé dans le jardin public de… avec des traces de strangulation avec le bidule, la matraque de l’époque, ou tué par balle. » Des horreurs de ce genre.

Quant aux archives des juges d’instruction qui avaient enquêté sur ces meurtres, elles confirmaient cela, sans apporter beaucoup plus de renseignements. Les instructions étaient closes très rapidement. L’enquête était courte puisqu’il n’y avait pas moyen de savoir qui, quoi, comment. Aucun des dossiers ne contenait de noms de policiers. Je pense que ceux qui en contenaient ont disparu.

Il faut comprendre qu’il n’y avait pas que le 17 octobre. Il y a eu des meurtres avant et après ce jour-là. C’était le pire massacre depuis la saint Barthélemy.

Trouver ces documents m’a beaucoup marqué. Nous avions l’habitude de voir des archives d’affaires de meurtre, mais là, il y en avait vraiment beaucoup.

J’ai honte de le dire, mais la première fois que j’ai découvert les dossiers, je n’ai lu les documents qu’en diagonal. Mon premier sentiment était la peur, la crainte de voir ces documents être détruits ou dissimulés. Nous avons donc tout bien archivé, mais nous n’avons alerté personne sur leur existence.

La dissimulation de preuve et la destruction de preuve existent, même aux archives à cette époque, j’ai honte de le dire. Nous avions des raisons de redouter une épuration ou une destruction de documents. Nous avons donc tout répertorié et classé.

C’est seulement dix ans plus tard que monsieur Jean-Luc Einaudi nous a fait appeler pour que nous témoignions au tribunal.

Comment ces documents sont-ils finalement sortis au grand jour et comment vous êtes-vous retrouvés à témoigner au tribunal ?

Tout le monde savait qu’il y avait des fonds judiciaires importants aux archives de Paris, mais personne ne savait ce qu’ils contenaient exactement. Il y avait régulièrement des pertes et des problèmes lors du transfert des archives.

Jean-Luc Einaudi, qui avait écrit un livre merveilleux avec des témoignages sur le massacre [« La Bataille de Paris », publié en 1991], avait multiplié les demandes de dérogation pour consulter les archives, mais toutes ses demandes ont été rejetées. L’affaire devenait urgente puisqu’en 1997, Maurice Papon était poursuivi pour son rôle dans la déportation de juifs de Bordeaux pendant la guerre. Jean-Luc Einaudi voulait témoigner sur le rôle que Maurice Papon a eu dans le massacre de 1961.

Il a contacté David Assouline, qui n’était pas encore sénateur à l’époque, qui nous a appelés et a eu la bonne idée de me poser une question ouverte : « Qu’avez-vous sur le 17  octobre 1961 ? ». Je lui ai expliqué que les registres du parquet sont consultables mais que pour les archives de l’instruction, il fallait faire une demande de dérogation. David Assouline m’a dit que l’affaire était trop urgente. Je l’ai reçu alors que nous étions fermés. Il a demandé à faire des photocopies des registres consultables qui sont ensuite parues dans Libération.

Le journal a cité mon nom et c’est là que mes ennuis ont commencé. Les directeurs des archives estimaient que les registres n’étaient pas consultables. Une enquête administrative a été diligentée contre moi, mais je savais que je n’avais enfreint aucune règle ou secret professionnel.

Tout en me défendant, j’ai témoigné pour Jean-Luc Einaudi, une première fois puis une deuxième fois par écrit lors du procès en diffamation que Maurice Papon lui a intenté [en 1999].

Au tribunal, j’ai dit que les documents des archives confirmaient tout à fait les descriptions qu’il avait fait des massacres. J’ai décrit les modes d’exécution, la strangulation avec le bidule, la matraque utilisée à l’époque, d’autres victimes étaient assommées et jetées dans la Seine, parfois ces personnes étaient jetées pas assommées du tout. Quelquefois les victimes surnageaient et on leur tirait dessus. Des cadavres ont été retrouvés dans le canal de l’Ourcq et dans la Marne.

J’ai vu à peu près 150 dossiers d’instruction, 50 ou 100 autres personnes étaient citées indirectement. Ils contenaient des témoignages écrits de gens qui ont assisté à l’exécution de Nord-Africains. Mais du côté des brigades fluviales, de la Seine, et en aval dans l’Eure et en Seine Maritime, les archives ont disparu.

Après avoir témoigné au procès de Jean-Luc Einaudi vous êtes ‘mis au placard’ ?

L’enquête administrative était comme un interrogatoire de type policier avec un ton violent : « Reconnaissez-vous ceci… ? ». Je connaissais les gens qui m’interrogeaient et ça m’a un peu choqué. Je n’avais jamais vu ça.

Mais, avec Brigitte Lainé, nous avons toujours considéré que nous étions dans la légalité, que nous n’avons pas violé le secret professionnel. Nous avons été convoqués par le juge et la dissimulation d’informations est un délit. C’est très grave.

Après le deuxième procès, celui intenté par Maurice Papon à Jean-Luc Einaudi, nous avons été menacés de conseils de discipline et de révocation. Après cela ça a été fini pour moi. L’administration m’a interdit d’accès aux différentes archives où je travaillais, comme celles des prisons et encore du palais de justice.

Certains archivistes ont une mentalité du XIXe siècle, ils font du zèle pensant défendre l’image de la France. Pour eux, il allait de soi qu’il ne fallait pas parler des archives du 17 octobre.

En même temps, je savais que ça se passerait mal, mais c’était mon devoir de dire ce que je savais.

D’ailleurs, je ne suis pas d’accord avec ceux qui nous ont défendu en disant que nous avions un sens civique élevé et que notre sens du citoyen a pris le dessus. Non, nous n’avons fait que notre travail. Ni plus ni moins.

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