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80 ans après le terrifiant pogrom de Iași, la Roumanie se confronte à son passé antisémite

Le 28 juin 1941, l’horreur s’abat sur les juifs de la ville de Iași, en Moldavie roumaine. En l’espace de neuf jours, plus de 13 000 d’entre eux sont massacrés au cours de l’un des pires pogroms de la Seconde Guerre mondiale, initié sous l’ordre du dictateur Ion Antonescu. Quatre-vingt ans plus tard, la Roumanie essaie enfin de regarder en face cette page effrayante de son histoire.

Par Stéphanie Trouillard, envoyée spéciale de France 24 en Roumanie

« Cours ! Et n’oublie pas mon fils ! Il ne faut pas oublier. Que dieu te protège ». Ce sont les dernières paroles que Leonard Zaicescu a entendu de la bouche de son père à travers une pluie de balles. À 94 ans, il a tenu parole. Il continue inlassablement de raconter ce qu’il a vécu en juin 1941. « Il y avait de vraies scènes d’horreur », décrit-il*. « Les gens avaient perdu toute leur humanité ». Leonard est l’un des derniers survivants du pogrom de Iași, en Moldavie roumaine, l’un des pires massacres de juifs perpétrés lors de la Seconde Guerre mondiale. 

Leonard Zaicescu, survivant du pogrom de Iași, en Roumanie, dans son appartement de Bucarest. © Famille Zaicescu

À l’époque, la ville est peuplée pour moitié par la communauté juive, soit environ 40 000 personnes. La plupart sont de simples artisans ou de petits commerçants. Un solide antisémitisme est ancré dans cette cité universitaire du nord-est de la Roumanie où est née dans les années 20 la « garde de fer », un parti fasciste. Alors que cette hostilité contre les juifs prospère, la fragile démocratie roumaine finit par céder à la tentation de l’extrême droite. En 1940, le maréchal Antonescu prend le pouvoir et s’allie avec le IIIe Reich. 

Quelques mois plus tard, en juin 1941, en accord avec Hitler qui vient de lancer l’opération Barbarossa, le dictateur roumain envoie l’armée de son pays libérer la Moldavie occupée par les Soviétiques. En réponse, la ville subit des bombardements aériens de l’Armée rouge. Une psychose antijuive s’empare alors de la population. « Tout individu juif était perçu comme un ennemi de l’intérieur. Des rumeurs de complot juif au service de l’ennemi soviétique se sont répandues comme une traînée de poudre et ont rencontré une crédulité massive », décrit l’historien Philippe Boukara du Mémorial de la Shoah à Paris. La situation est favorable aux desseins du maréchal Antonescu qui ne cache pas sa volonté d’éliminer « le problème juif ».

Ion Antonescu aux côtés d’Adolf Hitler, le 10 juin 1941, à Munich. © Bundesarchiv/Wikimedia

« Un vrai piège pour les prisonniers »

Le 25 juin 1941, les policiers conseillent à la population chrétienne de signaler leur domicile par une croix. Des juifs sont aussi réquisitionnés pour creuser des fosses dans le cimetière israélite. Les façades de la ville se tapissent d’affiches appelant au meurtre. La rumeur que des parachutistes soviétiques sont entrés en ville se répand. Les rafles débutent. Les autorités décident l’arrestation de tous « les suspects ».

Leonard Zaicescu a alors 14 ans. « Les juifs se sont barricadés chez eux, où ils pouvaient et du mieux qu’ils pouvaient. Les patrouilles de police et les gendarmes ont pénétré dans leurs maisons et les ont fait sortir », se souvient-il. Le 29 juin au matin, les personnes arrêtées – des hommes pour la plupart – sont conduites à la questure, la préfecture de police. En chemin, elles sont frappées ou couvertes de crachats. Certaines sont abattues sur place. En quelques heures, les rues de Iaşi sont jonchées de cadavres. 

Une arrestation de juifs dans les rues de Iași, le 29 juin 1941. © Cartea Neagră/Wikimedia

Leonard est lui aussi traîné de force vers la questure en compagnie de son père. « Quand je suis entré dans la cour, d’un côté et de l’autre de la porte, il y avait des gendarmes et des policiers avec des bâtons et des armes dans les mains. Au moment où un vieil homme paralysé est entré, amené par quelques jeunes, ils l’ont frappé à la tête. Des morceaux de son cerveau ont volé partout, y compris sur moi », raconte Leonard. Vers 14 h, des mitrailleuses ouvrent le feu sur les juifs rassemblés dans la cour. Les corps s’effondrent les uns après les autres : « On ne savait pas quand les rafales commençaient et se terminaient. C’était un vrai piège pour les prisonniers ». Miraculeusement, le jeune garçon est protégé par le corps de son père. Il réussit à s’enfuir dans un cinéma tout proche, avant d’être de nouveau arrêté.  

Des Juifs captifs dans la cour de la Questure de Iași le 29 juin 1941. © Cartea Neagră/Wikimedia

Deux trains de la mort

En compagnie des survivants de la préfecture de police, il est transféré vers la gare. Tous sont jetés sans ménagement dans des wagons de marchandises. Un premier convoi composé de 2 500 juifs s’ébranle le 30 juin pour Călărași, dans le sud de la Roumanie. Leonard monte dans le second avec 1 900 autres personnes : « Des personnes qui travaillaient aux chemins de fer roumains nous frappaient avec leurs gros marteaux. Beaucoup nous ont volé. Ils nous ont dit : ‘Là où vous allez, vous n’avez plus besoin de montre ni de chaussures’ ». 

Des Juifs roumains montent dans l’un des trains de la mort en gare de Iași. © Mémorial de la Shoah

À l’intérieur, il règne une chaleur effrayante. « Les gens étaient privés d’eau, déshydratés, privés de nourriture, à bout de souffle. Les volets des wagons étaient bloqués avec une planche afin qu’aucun air ne puisse entrer », décrit Léonard. Certains deviennent fous, d’autres se suicident. Tout est fait pour que les occupants de ces wagons trouvent la mort. La destination a peu d’importance. Le train met huit heures pour parcourir les 23 kilomètres qui le séparent de la ville de Podu Iloaiei. En chemin, 1 194 personnes perdent la vie. Leonard fait partie des survivants de ce voyage au bout de l’enfer. Dans l’autre train de la mort, seulement 1 011 personnes respirent encore après six jours et demi de cauchemar. De gare en gare, les cadavres sont jetés au fur et à mesure en dehors des wagons et dépouillés par les paysans locaux.

L’ouverture de l’un des wagons du premier convoi à la gare de Mircesti. © Mémorial de la Shoah

Le bilan des victimes de ce pogrom n’a jamais été exactement établi. Un rapport en date de juillet 1943, rédigé à partir des listes de décès fournies par les synagogues, comptabilise 13 266 morts, dont 40 femmes et 180 enfants. Comment expliquer un tel déchaînement de violences en si peu de jours ? « Le pillage et l’appât du vol ont été le ressort principal. Au vu et au su de tous, des individus ou des couples se sont servis dans les logements ou les commerces des juifs », estime l’historien Philippe Boukara. 

Le prélude à d’autres massacres

Au-delà de son caractère particulièrement barbare, le pogrom de Iaşi est aussi l’un des plus documentés. De très nombreuses photos ont été prises au cours de ces journées d’épouvante. Certaines par des soldats allemands, présents dans la ville, désireux d’envoyer « des souvenirs » à leur famille, d’autres par des membres des renseignements roumains. Ces clichés nous montrent, entre autres, que des individus ordinaires se sont transformés en bourreaux aux côtés des membres des forces de l’ordre et des armées roumaine et allemande. « À Iaşi, ce sont les voisins, des hommes et des femmes, qui ont participé aux assassinats et à la spoliation de leurs voisins juifs. Parfois, il s’agissait d’actions spontanées, parfois d’actions organisées par les services secrets roumains qui ont utilisé leurs réseaux d’informateurs pour maltraiter et assassiner les juifs », explique ainsi l’historien roumain Radu Ioanid, auteur de l’ouvrage « Le pogrom de Jassy » (Éd. Calmann-Lévy). 

Les traces du pogrom de Iași

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Autre particularité, il a surtout été planifié et orchestré par l’État roumain et non par les nazis à la différence d’autres massacres. Il a également été le prélude à d’autres assassinats de juifs, comme le résume Radu Ioanid : « Ils ont été tués en masse par les autorités roumaines en Bessarabie, en Bucovine du Nord et en Transnistrie. Au moins 280 000 juifs roumains et ukrainiens sont morts sous l’administration de Ion Antonescu ».

Une reconnaissance tardive

Pendant longtemps, cette page sanglante a été passée sous silence. Les criminels de guerre de Iasi furent jugés en 1948 lors d’un procès éclair. Seuls 25 d’entre eux furent condamnés à la prison à la vie. « La Roumanie de la période communiste voulait rejeter sur l’Allemagne et aussi sur la Hongrie, alliée de l’Allemagne, la responsabilité de tous les crimes commis sur son sol », analyse Philippe Boukara. « Les pays ayant connu des régimes communistes tendent à se percevoir et à se présenter comme des victimes du totalitarisme. Il est difficile, dans le cas roumain, d’admettre que le régime d’avant à lui-même était totalitaire et a commis de grands crimes ». Résultat, il aura fallu attendre 2004 pour que le gouvernement roumain reconnaisse sa responsabilité directe dans le pogrom de Iaşi et présente officiellement ses excuses à la communauté juive.

Huit décennies plus tard, le pays veut montrer un autre visage. Le Premier ministre roumain, Florin Cîțu, a nommé en janvier dernier un représentant spécial du gouvernement pour la Mémoire et la lutte contre l’antisémitisme. Ce nouveau poste est occupé par l’historien Alexandru Muraru, spécialiste de la Shoah. Ce dernier reconnaît que la Roumanie a pendant trop longtemps ignoré son passé. « Chez nous, comme dans d’autres pays d’Europe centrale et de l’Est, il y a une tendance au nationalisme et à la glorification des événements historiques nationaux. Cette vision minimise les épisodes les plus sombres », admet Alexandru Muraru. Même s’il note des progrès dans les mentalités, il sait que le chemin est encore long : « Il y a toujours des négationnistes et des rues portent encore le nom de personnalités ayant été condamnées pour génocide ou pour des crimes contre l’humanité. Certaines personnes pensent aussi toujours qu’Ion Antonescu est un héros national ». 

« Une grande honte »

Pour enfin barrer la route à ces idées, le gouvernement a adopté en mai dernier pour la première fois un plan national stratégique de lutte contre l’antisémitisme, la xénophobie, la radicalisation et les discours de haine. À l’occasion du 80e anniversaire du pogrom de Iaşi, la Roumanie veut mettre en avant cette bonne volonté. Des délégations de nombreux pays sont conviées à une cérémonie organisée, mardi 29 juin, dans le cimetière où sont rassemblées les dépouilles des victimes dans une immense fosse commune. Un nouveau musée va également être inauguré le même jour à l’emplacement de l’ancienne préfecture de police. Un autre consacré plus largement à l’histoire de la communauté juive dans le pays est en projet à Bucarest.

Serge Rameau, délégué général du Souvenir français en Roumanie, dont la propre famille a réchappé à la Shoah dans ce pays, se réjouit de cette prise de conscience et de ces initiatives. « Le gouvernement roumain a créé et finance également l’institut national Elie Wiesel (du nom de l’ancien déporté et écrivain d’origine roumaine, NDLR) pour l’étude de l’Holocauste en Roumanie. Il y a une vraie volonté politique et un effort gouvernemental », estime ce Franco-Roumain. Pour cet enfant de rescapés, un certain malaise se situe plus au sein de la population : « Il n’y a pas vraiment de tabou, mais une grande honte. Tout le monde est au courant, mais n’en parle pas. Il y a une chape de plomb qui s’est abattue sur cette période ».

De passage en Roumanie à l’occasion d’une tournée organisée fin juin par l’Institut français, le chanteur français Marc Fichel, dont la famille maternelle est originaire de Iaşi, a pu s’en rendre compte. À l’issue de l’un de ses concerts, il a reçu un message particulièrement émouvant d’une habitante de la ville : « La joie que vous nous apportez est mêlée pour moi à un sentiment de tristesse et de culpabilité. Iaşi vous demande pardon à vous et à votre famille ». Quelques mots qui l’ont particulièrement touchés. Le grand-père de l’artiste, Martin Friedrich, a en effet réchappé de justesse au pogrom. « Il a été emmené de force dans la cour de la préfecture alors qu’il avait le bras cassé. Il devait être fusillé, mais un employé l’a reconnu. En échange d’une belle récompense, il l’a conduit à l’hôpital », raconte Marc Fichel. « Mon grand-père n’en parlait pas ou peu, mais si je suis ici aujourd’hui, c’est par la force et la rage de vivre de ces hommes et de ces femmes qui ont voulu survivre ». 

Mettre l’accent sur l’éducation

Après-guerre, nombreux sont les rescapés, comme Martin Friedrich, à avoir choisi de quitter la Roumanie. Beaucoup sont partis en France ou encore en Israël. À Iaşi, il ne reste plus aujourd’hui que quelques 300 juifs. À la tête du centre communautaire, Albert Lozneanu essaie de faire vivre sa religion et sa culture, alors qu’il observe une certaine résurgence de l’antisémitisme. « Il est en hausse depuis quelques mois, certainement à cause de la crise du coronavirus. Les gens pensent encore que les juifs sont responsables. Ils cherchent des coupables à blâmer. J’ai moi-même reçu quelques insultes », explique-t-il.

Pour ce quadragénaire, dont l’arrière-grand-père a lui aussi fait partie de l’un des trains de la mort, la solution passe avant tout par l’éducation. Selon lui, c’est dans ce domaine que le gouvernement roumain doit surtout mettre l’accent : « Nous essayons de faire en sorte que la Shoah soit mieux enseignée à l’école. Ce n’est plus au programme. J’ai reçu la semaine dernière une classe d’élèves de 14 ans à la synagogue. Je leur ai parlé du pogrom et ils découvraient tout. Ils n’en avaient jamais entendu parler ».

Albert Lozneanu, secrétaire général de la communauté juive de Iaşi, à l’intérieur de la grande synagogue de la ville. © Stéphanie Trouillard/France24

Du haut de ses 94 ans, Leonard Zaicescu fait le même vœu pieux : « Parce qu’un pays qui ne connaît pas son passé, avec ses ombres et ses lumières, est voué à les revivre. La Shoah et le pogrom de Iaşi doivent être une exhortation à connaître le passé et non une tentative, comme le font certains, de cacher des faits que l’histoire de la Roumanie ne peut effacer avec une éponge », insiste-t-il. « Ils se sont produits ici et les autorités qui les ont soutenus étaient roumaines. Leur culpabilité ne peut pas être absoute, elle ne peut pas être oubliée ».

Depuis toutes ces années, le rescapé vit avec ces douloureux souvenirs. Il ne cesse de penser à son père qui lui a sauvé la vie. Blessé lors de la fusillade de la préfecture de police, il est monté dans l’un des trains de la mort et a succombé au cours du trajet. Son corps repose anonymement dans l’une des fosses communes. Son fils n’a jamais pu se recueillir sur sa tombe.

*Entretien réalisé grâce à Violeta Cincu de RFI Roumanie.

Source

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