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« Les Justes turcs, un trop long silence », sur Public Sénat : l’autre tabou du génocide arménien

« Mon plus grand rêve serait de rencontrer ses petits-enfants, pour embrasser leurs mains », dit Andon Akkayan, descendant belge d’Arméniens sauvés par un Turc. LAURENCE D’HONDT

PUBLIC SÉNAT – LCP AN – DOCUMENTAIRE – MARDI 25 MAI À 20 h 30

Il s’appelait Mehmet Celal Bey (1863-1926). Il a gagné un surnom : « le Schindler turc ». Mais c’est à un autre « Juste » que ce haut fonctionnaire ottoman pourrait être comparé : Aristides de Sousa Mendes, le consul du Portugal à Bordeaux, qui sauva trente mille personnes (dont 10 000 étaient juives) pendant la débâcle, en juin 1940. Sans en référer à Lisbonne, alors neutre.

Celal Bey, lui, a sauvé quelque 6 000 Arméniens en 1915, lorsque, gouverneur de Konya – où il fut muté pour désobéissance –, il refusa de mettre en œuvre les déportations ordonnées par Istanbul. « Il disait “je suis l’Etat et l’Etat doit protéger les faibles”, rapporte son arrière-petit-fils Kemal Ceyhan. Et c’est pourquoi pendant toute sa vie, il a essayé de protéger les faibles, quelles que soient leur origine, leur classe ou leur religion. »

Avec son documentaire Les Justes turcs, un trop long silence, Romain Fleury, lui-même descendant d’Arméniens ayant échappé au génocide de 1915, est parti avec sa co-réalisatrice Laurence D’Hondt à la rencontre de ces Justes injustement oubliés, hauts fonctionnaires ou gens du peuple qui refusèrent les ordres de la Sublime Porte. Au péril et souvent au prix de leur propre vie. « Tout ce qu’a traversé notre famille, ça reste un traumatisme », dit dans le documentaire le descendant de l’un d’eux, dont le reste de la famille n’a dû la vie sauve qu’à des voisins qui l’ont « envoyée à Istanbul à dos d’ânes » pour échapper aux exécuteurs.

« Une incitation à ne pas haïr »

Le parallèle avec le sort des Arméniens est saisissant. Pourtant, en Arménie aussi, le tabou est difficile à rompre. Nombre de familles sauvées par des Turcs relativisent, voire contestent l’humanité dont ces derniers auraient fait preuve. Ainsi de ce barbier arménien, convoqué par le maire de sa ville pour réparer les dégâts faits à son visage par son barbier turc, et qui le remercia en faisant inscrire sur sa maison que les exécuteurs devaient l’épargner – lui et son épouse, mais pas les voisins et cousins venus se réfugier là…

Le passage par la Turquie est la partie la plus saisissante du documentaire. Il montre l’inanité du déni érigé en dogme quant à ce génocide qui fit 1,2 million à 1,5 million de victimes pendant l’été 1915 – les deux tiers de la population arménienne sous souveraineté ottomane –, et dont la seule évocation peut valoir la prison. « Il ne peut y avoir de génocide sans Justes », dit la voix posée de Romain Fleury. Au cœur de l’Anatolie, où il a porté ses caméras, « les noms de lieux [“la tombe du sous-préfet”, “la vallée du massacre”, “la rivière des morts”…] parlent plus fort que l’idéologie et le mensonge ». Ici, le génocide « demeure comme un fantôme. Le négationnisme a façonné trois générations, mais aucune loi ne pourra empêcher l’homme de prendre soin d’une tombe, comme une ligne qu’il tracerait contre l’oubli ».

A Bruxelles, un descendant belge d’Arméniens sauvés par un Turc découvrira lors d’un colloque, en 2015, de la bouche même d’un intervenant turc venu témoigner, le nom de celui qui a sauvé sa famille, et qui l’a payé de sa vie. « Mon plus grand rêve serait de rencontrer ses petits-enfants, pour embrasser leurs mains », dit Andon Akkayan, bouleversé de pouvoir enfin mettre un nom sur celui qui « nous a accompagnés toute notre vie ». L’arrière-grand-mère de Romain Fleury ne parlait jamais de ce qu’elle avait vécu avec sa famille, se contentant de dire au père du réalisateur : « Jeannot, n’oublie pas que ce sont des Turcs qui nous ont sauvés », avant de se renfermer dans le silence. « C’était comme une incitation à ne pas haïr », dit Jean-Pierre Fleury.

« Schindler turcs »

Evacuer la haine, mission impossible ? « Nous ne voulons plus vivre dans le même sac qu’un chien, parce qu’un jour ou l’autre il va nous mordre ! », répondait en ricanant un rescapé centenaire, rencontré en 2015 à Erevan. Mais le silence n’est plus de mise, car « chacun peut devenir complice par omission d’un crime contre l’humanité », prévient l’avocat belge Grégoire Jakhian, qui plaide, lui, pour une « dédiabolisation, essentielle, des Turcs du côté arménien ».

Dans ses mémoires, publiées dès 1918, Celal Bey résumera froidement sa situation en 1915 :

« Celle d’un homme qui se tient au bord d’une rivière, sans aucun moyen de sauver ceux qui sont emportés par le courant, des enfants innocents, des vieillards sans reproche, des femmes sans défense… J’ai sauvé tous ceux que j’ai pu attraper avec mes mains et mes ongles et les autres ont disparu… A jamais. »

Aujourd’hui, de jeunes générations arméniennes et turques – ainsi du député allemand d’origine turque Cem Özdemir, qui fut le premier à parler des « Schindler turcs » lors de la reconnaissance du génocide par le Bundestag, le 2 juin 2016 – se disent prêtes à plonger leurs mains et leurs ongles dans les eaux glacées de l’histoire pour tenter de faire bouger les lignes. Sans attendre un improbable réchauffement du climat entre Ankara et Erevan.

Les Justes turcs, un trop long silence, documentaire de Laurence D’Hondt et Romain Fleury. Suivi d’un débat animé par Jean-Pierre Gratien, à 21 h 30. Disponible en replay sur lcp.fr, jusqu’au 7 juin.

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