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A Vienne, sur les traces du mystérieux donateur du Chambon-sur-Lignon

Erich Schwam, entouré de sa mère Malcie et probablement de sa grand-mère Chane, en 1943 ou 1944, au Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire). Erich Schwam, entouré de sa mère Malcie et probablement de sa grand-mère Chane, en 1943 ou 1944, au Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire).

LETTRE D’EUROPE CENTRALE

L’histoire a fait le tour du monde. Décédé le 25 décembre 2020 à Lyon, Erich Schwam, un juif d’origine autrichienne, a légué la totalité de son héritage à la commune du Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), où il a survécu, caché avec toute sa famille, pendant la seconde guerre mondiale. Au début, ce legs a surpris au Chambon, où la famille Schwam avait été oubliée au milieu des milliers de juifs cachés par la population locale. Mais progressivement, à l’aide de témoignages et d’archives, le voile se lève sur le destin de ce bienfaiteur, dont le don approche au final près de trois millions d’euros, selon les dernières estimations du notaire chargé de la succession.

En contact avec Denise Vallat, l’adjointe à la culture qui prépare pour cet été une exposition sur le destin de M. Schwam, Le Monde a pu notamment retrouver les traces de la famille Schwam à Vienne, en Autriche, où Erich est né en 1930. Il est le fils unique d’un médecin viennois, prénommé Oskar, et d’une femme au foyer, Malcie, née à Skole, une commune alors austro-hongroise et qui est aujourd’hui située en Ukraine. Les deux se sont mariés en 1924.

Erich Schwam entre ses deux parents, Malcie et Oskar, le 25 août 1935, à Payerbach, en Autriche. Erich Schwam entre ses deux parents, Malcie et Oskar, le 25 août 1935, à Payerbach, en Autriche.

Dans les premières années d’enfance d’Erich, la famille Schwam semble vivre un destin prospère et paisible, à en croire notamment les photos retrouvées au domicile lyonnais d’Erich qui les montrent en vacances l’été 1935 à Payerbach, un lieu de villégiature dans les montagnes à 100 km au sud de la capitale autrichienne, prisé de la bourgeoisie et aristocratie viennoise. Ils sont domiciliés dans un faubourg de la capitale autrichienne, le 17e arrondissement, à moins de 500 mètres du cabinet médical où Oskar Schwam exerce notamment l’homéopathie. Malcie est femme au foyer.

Impôts confiscatoires

Même si l’antisémitisme était déjà très répandu dans l’ex-capitale des Habsbourg, Vienne compte alors une des communautés juives les plus importantes d’Europe, avec près de 200 000 personnes, soit 10 % de la population. L’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie, le 12 mars 1938, va brutalement faire basculer leur destin. Dès l’Anschluss, la population de Vienne se montre en effet particulièrement enthousiaste dans les pillages de biens juifs. « A la différence de l’Allemagne, les premières victimes des nazis ont été les juifs en Autriche, rappelle ainsi Doron Rabinovici, spécialiste du destin des juifs autrichiens. Ce qui s’est passé à Vienne a ensuite été copié à Prague, Berlin ou Paris. »

Comme tous les juifs, les Schwam sont forcés de déclarer leurs biens à l’administration nazie. Disponibles aux archives nationales autrichiennes, leurs déclarations remplies le 15 juillet 1938 font état d’un patrimoine important, qui explique aussi probablement l’ampleur du legs. Malcie Schwam détient la moitié d’un immeuble situé dans le quartier aujourd’hui branché de Neubau, et le couple possède ensemble un autre immeuble dans le quartier bourgeois de Döbling, constitué de « 28 lots, trois étages, construit en 1914 » et d’un « jardin de 300 m2 ». Cet immeuble existe toujours aujourd’hui, parfaitement identique à cette description.

L'immeuble du Budinskygasse 14, détenu par Malcie et Oskar Schwam, photographié le 28 mars 2021. L'immeuble du Budinskygasse 14, détenu par Malcie et Oskar Schwam, photographié le 28 mars 2021.

En ajoutant des polices d’assurance et ses biens personnels, le couple estime l’ensemble de ses biens à plus de 80 000 Reichsmark (RM), soit l’équivalent de 344 000 euros actuels selon les tables d’équivalence de la banque nationale allemande. Au fil de l’année 1938, l’ambiance devient de pire en pire pour les juifs de Vienne, aboutissant à la Nuit de cristal, du 9 au 10 novembre 1938, qui dura en réalité plusieurs nuits dans la capitale autrichienne. Le 8 novembre 1938, Malcie Schwam est forcée de vendre les parts de son immeuble à deux frères, selon les déclarations qu’elle fera après-guerre. L’argent de la vente, un peu plus de 30 000 Reichsmark, servira surtout à payer les impôts confiscatoires mis en place par les nazis, le Judenvermögensabgabe (taxe sur la fortune des juifs) et le Reichsfluchtsteuer (impôt de fuite du Reich).

Une famille ballottée de camp en camp

Dans la foulée de la Nuit de cristal, Oskar Schwam est envoyé à Dachau, où il sera emprisonné jusqu’au début de 1939. A ce moment, sa femme déclare une nouvelle adresse, dans le 20e arrondissement de Vienne, où les nazis concentrent progressivement les juifs. « Certains témoins de l’époque assurent que Dachau était à ce moment-là presque du repos par rapport à ce qu’il se passait à Vienne, assure M. Rabinovici. Dans cet arrondissement, 200 femmes étaient par exemple forcées de danser nues dans les caves. Tout était fait pour pousser les juifs à fuir. » La famille Schwam suivra le mouvement début mars 1939, en quittant Vienne pour Bruxelles. La Gestapo les déclare « désenregistrés pour Shanghai ». Ont-ils profité des visas fournis par le célèbre consul chinois à Vienne, Ho Feng Shan, qui a sauvé ainsi des milliers de juifs et fut déclaré « Juste parmi les nations » en 2001 ? La fuite fut en tout cas un bon choix : Oskar et Malcie perdront plusieurs de leurs frères et sœurs dans les camps de la mort.

Déclaration de patrimoine de Malcie Schwam, remplie en 1938, sur ordre des nazis. Déclaration de patrimoine de Malcie Schwam, remplie en 1938, sur ordre des nazis.

La suite de leur fuite n’est pas disponible dans les sources autrichiennes, mais au Chambon-sur-Lignon, Denise Vallat a progressivement retracé leurs parcours. Même si des doutes subsistent encore, une chose est sûre : entre la Belgique et Le Chambon, où ils arrivent début 1943 avec la mère de Malcie, les Schwam ont été ballottés dans plusieurs camps du sud de la France. A l’été 1941, Malcie déclare ainsi être au camp de Rivesaltes, dans les Pyrénées-Orientales, tandis qu’Oskar est au camp des Milles, dans les Bouches-du-Rhône. A Vienne, en leur absence, le 2 avril de cette année-là, la Gestapo retire la nationalité à ceux qu’elle a renommés « Israel » et « Sara » comme tous les juifs. Le 11 août, leur immeuble de Döbling est confisqué et doit être revendu dans la foulée à la veuve d’un soldat de la Wehrmacht. Le contrat de vente mentionne que celle-ci se « déclare aryenne sur l’honneur ».

Si le triste destin des Schwam est malheureusement commun à plusieurs réfugiés du Chambon, ils se sont différenciés après la guerre en décidant de rester plusieurs années dans la commune cévenole. En 1948, ils entament notamment les démarches pour récupérer leurs biens devant les autorités de rétrocession viennoises en indiquant être toujours domiciliés « chez M. Héritier, La Bourghea », un hameau près du Chambon où ils ont été hébergés après-guerre. « C’est assez unique, la plupart des juifs sont repartis fin 1945 », rappelle Mme Vallat. « Ma mère m’a parlé d’eux », assure Armand Debard, petit-fils de Firmin Héritier, qui détient toujours cette propriété et qui se rappelle avoir croisé Erich Schwam au moins une fois des années plus tard : « Il est venu avec sa femme pour visiter. » En 1949, Oskar et Malcie indiquent être rentrés en Autriche et être hébergés chez la sœur de Malcie, mais ils ne se désenregistreront totalement du Chambon qu’en 1950.

Carrière dans l’industrie pharmaceutique française

Erich Schwam avait alors 20 ans et venait d’obtenir le bac au Collège cévenol. Plutôt que de suivre ses parents, qui sont enterrés au cimetière juif de Vienne, il reste en France, où il demande la nationalité française et fait carrière dans l’industrie pharmaceutique. « Très peu de juifs viennois sont rentrés après la guerre, rappelle l’historien Doron Rabinovici, et ceux qui l’ont fait sont surtout ceux qui espéraient récupérer leurs biens », comme les Schwam. Devant les autorités autrichiennes, les procédures sont longues et complexes et il faudra attendre 1962 pour que les Schwam soient presque totalement indemnisés, après le décès d’Oskar, en 1958. Mais comment expliquer que Malcie et Oskar soient rentrés en laissant leur fils unique en France ? « C’est LA grande question », qui taraude Denise Vallat comme tous ceux qui se passionnent pour ce dossier. « Avait-il une petite copine ? En tout cas, ce n’est pas la femme qu’il a épousée ensuite et qui n’a aucun lien avec Le Chambon », plaisante-t-elle.

La tombe de Malcie et Oskar Schwam, dans le cimetière juif de Vienne. La tombe de Malcie et Oskar Schwam, dans le cimetière juif de Vienne.

A Vienne, le seul survivant de la famille est le petit-fils d’une des cousines germaines d’Erich. Contactés, lui et sa mère découvrent le destin des Schwam et disent n’avoir qu’un vague souvenir de récits de voyages familiaux à Lyon. Une autre famille de juifs viennois, les Mautner, était aussi cachée au Chambon, chez un frère de Firmin Héritier. Mais Egon Mautner, né en 1944 au Chambon, assure « n’avoir jamais entendu parler des Schwam ». Son frère, plus âgé, refuse de parler. 

La clé est peut-être à chercher dans une petite phrase qui a été laissée par la mère d’Armand Debard et fille de Firmin Héritier, Alice Héritier, aujourd’hui décédée mais qui a rédigé un témoignage sur son expérience pour un colloque organisé au Chambon en 1990. « Les Schwam voulaient rester en France mais leurs démarches sont restées vaines. M. Schwam ne pouvait pas exercer sa profession en France, écrit-elle. Ils sont retournés tristement en Autriche. »

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