La France a-t-elle pris un tournant protectionniste? Les gouvernements successifs ont en tout cas largement musclé l’arsenal juridique à leur disposition. Le décret Monte-bourg de 2014 avait ouvert la voie, en soumettant à l’aval de Bercy les opérations visant des acteurs de secteurs stratégiques (défense, sécurité, eau, énergie, transports…). Les segments couverts par le décret ont été, depuis, considérablement élargis: aérospatial et hébergement de données début 2019, presse, sécurité alimentaire, quantique, stockage d’énergie fin 2019 et biotechnologies en avril 2020.
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Les seuils déclenchant le contrôle par Bercy sur les prises de participation dans les sociétés françaises cotées de secteurs sensibles ont aussi été réduits. Le gouvernement pouvait contrôler des opérations portant sur plus de 33% des droits de vote. Le seuil a été réduit à 25%, puis à 10% lors du déclenchement de la crise du Covid. Cette mesure temporaire, qui devait se terminer fin décembre dernier, a été prolongée d’un an. En 2020, le ministère de l’Economie aura ainsi contrôlé 275 opérations, soit 27% de plus qu’en 2019, et 50% de plus qu’en 2018. « La France est désormais dans la moyenne haute des acteurs européens en matière d’arsenal juridique, résume Vincent Brenot, avocat associé chez August Debouzy. Mais on ne peut pas parler de protectionnisme: Bercy maintient un équilibre subtil entre attractivité économique et contrôle des investissements étrangers en France. »
Transferts incontrôlés
Paris n’est d’ailleurs pas seul à accroître son contrôle sur les investissements étrangers. Traumatisée par le rachat du champion robotique Kuka par le chinois Midea en 2016, l’Allemagne a aussi musclé son dispositif. Un décret de 2018 a ramené à 10% du capital, contre 25% auparavant, le seuil permettant au gouvernement allemand de bloquer des acquisitions étrangères dans les secteurs stratégiques. Et Berlin ne s’est pas privé de faire usage de son droit de veto ces dernières années, bloquant la reprise de plusieurs pépites (ISMC, 50Hertz, Leifeld) par des investisseurs chinois.
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Même renforcé, l’arsenal juridique français comporte encore des faiblesses. La loi de blocage de 1968, censée contrer l’extraterritorialité du droit américain, s’est révélée assez inefficace. L’idée était d’empêcher les transferts de documents sensibles dans le cadre des procédures anglo-saxonnes de « discovery« , qui contraignent les sociétés attaquées en justice à transmettre des milliers de documents, dont beaucoup sans lien direct avec l’affaire. Pour empêcher ces « fishing expeditions« , la loi de 1968, largement remaniée en 1980, visait à réorienter les demandes américaines vers les mécanismes d’entraide judiciaire internationale, et à interdire aux groupes français les transferts incontrôlés de documents sensibles. Mais le texte n’a jamais été vraiment appliqué, avec une seule condamnation prononcée en 53 ans.
Marchés publics réservés
Le rapport du député Raphaël Gauvain sur la protection contre l’extraterritorialité des lois américaines, remis en 2019 au Premier ministre, préconisait de moderniser cette loi. Deux ans plus tard, l’élu n’a pas changé d’avis: « L’Etat doit créer un rapport de force avec les pouvoirs publics américains, en augmentant les amendes et en accompagnant de façon plus proche les entreprises visées. » Certains avocats sont plus circonspects. « Il y a, depuis quelques années, un regain d’intérêt pour cette loi de 1968, qui est de plus en plus régulièrement invoquée dans les procédures de justice négociée, souligne Astrid Mignon-Colombet, avocate associée chez August Debouzy. Faut-il la renforcer? Les modalités devront en toute hypothèse être soigneusement pensées. Le risque est toujours de placer les groupes français entre le marteau de la violation de la loi de blocage française et l’enclume, avec les risques créés par la perception de la non-coopération avec les autorités américaines. »
Pour renforcer la souveraineté européenne, certains suggèrent plutôt de mettre en place un autre outil juridique: le « buy european act », qui réserverait aux entreprises européennes une part substantielle des marchés publics du Vieux Continent. « Cette mesure permettrait de mettre fin à une distorsion de concurrence importante avec certains Etats tiers », assure Vincent Brenot. Car les Etats-Unis ont leur « buy american act« . Et ce depuis… 1933.
Leadership anglo-saxon en France
Dès lors qu’il s’agit de se faire conseiller, les directions financières et juridiques des grands groupes français se tournent bien souvent vers des réseaux d’origine anglo-saxonne (ci-dessus en bleu et en rouge). Selon le dernier calcul de La Profession Comptable, les Big Four (KPMG, PwC, EY, Deloitte) détiennent une part de marché d’environ 38 % en France. Côté avocats d’affaires, le français Gide est à la première place en termes de chiffre d’affaires devant Jones Day. Mais sur la base du volume d’affaires par avocat, c’est Darrois Villey qui mène la danse, précédant Weil Gotshal & Manges.
Nathalie Lenoir: « Nous avons l’image du pays le plus protectionniste d’Europe »
Challenges – La France a mis deux veto consécutifs à des rachats de groupes français : Photonis, en décembre, et Carrefour, en janvier. Bercy est-il devenu plus pointilleux avec la crise du Covid?
Noëlle Lenoir – Il est vrai que la France bloque beaucoup plus d’opérations qu’il y a quelques années. L’arsenal juridique de contrôle des investissements étrangers a été considérablement développé, et Bercy l’applique désormais de façon déterminée, et surtout très voyante: on l’a vu avec le projet de rachat de Carrefour par le canadien Couche-Tard, sur lequel Bruno Le Maire a mis son veto par médias interposés. D’autres pays, comme les Etats-Unis, exercent ce contrôle de façon beaucoup plus discrète, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont plus coulants. L’Allemagne a également bloqué plusieurs rachats par des groupes chinois. Quoi qu’il en soit, cela nous donne l’image, pas forcément méritée, du pays le plus protectionniste d’Europe.
Vous êtes une spécialiste de la « loi de blocage » française, censée permettre de contrer l’extraterritorialité du droit américain. Le député Raphaël Gauvain estime qu’il faut renforcer cette loi, pour la rendre plus efficace. Qu’en pensez-vous ?
Il faut d’abord rappeler que la loi de blocage est mal nommée, car elle ne bloque rien. C’est en fait une loi d’aiguillage – je l’appelle « loi preuves » – qui vise à réorienter les demandes de transferts directs et massifs de documents par des juridictions le plus souvent anglo-saxonnes vers les mécanismes d’entraide judiciaire internationaux. Il est vrai que cette loi – beaucoup plus appliquée qu’on ne le croit – a été très peu sanctionnée, avec une seule condamnation en 50 ans, et que les juges américains ont longtemps rechigné à la reconnaître comme applicable. Mais cette loi connaît un regain d’intérêt depuis plusieurs années, avec de plus en plus de groupes français qui l’invoquent (Total, Technip, Airbus…), et une reconnaissance plus forte par les juges anglo-saxons. Je ne suis pas certaine qu’il faille la renforcer. Il faut avant tout l’appliquer, en prononçant des amendes s’il y a lieu.
Vous avez été membre du panel d’experts qui a aidé Airbus sur les questions de conformité. Y a-t-il eu des fuites de documents sensibles vers les Etats-Unis durant les enquêtes sur les soupçons de corruption?
Airbus a collecté et communiqué 30,5 millions de documents aux enquêteurs, ce qui est énorme. Mais le parquet national financier a veillé à ce que les documents d’intérêt économique pour la France soient protégés au titre de la loi de blocage. Ces affaires ont néanmoins été un traumatisme pour Airbus..
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