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Sur la planète football, la Norvège a beau ne pas être une superpuissance, mais c’est bien elle qui a insufflé un vent de contestation. D’abord les Norvégiens, ensuite les Allemands, les Néerlandais, les Danois et les Belges. Les footballeurs de ces sélections nationales ont tous pris part au débat public pour appeler à une amélioration des conditions de travail des ouvriers au Qatar. A l’origine de cette prise de conscience, un article accablant paru dans le quotidien anglais The Guardian, le 23 février, dénombrait la mort d’au moins 6 500 travailleurs migrants depuis 2010 dans cet émirat du Golfe, notamment en marge des chantiers de construction de stades.
Ces cinq équipes, du 24 au 30 mars, ont utilisé le même mode opératoire : exhiber des messages sur des tee-shirts, juste avant des matchs qualificatifs pour la prochaine Coupe du monde, censée se tenir au Qatar entre les mois de novembre et décembre 2022.
« Droits humains, sur le terrain et en dehors » : telle fut l’inscription affichée par le phénomène norvégien Erling Haaland et ses coéquipiers, avant leur victoire à Gibraltar (3-0), le 24 mars. L’initiative est à mettre au crédit du sélectionneur, Stale Solbakken, indique au Monde la Fédération norvégienne de football (NFF). « Bien sûr que c’est de la politique, mais sport et politique vont ensemble et iront toujours ensemble », a soutenu l’entraîneur, à rebours du discours habituel sur la nécessité d’une neutralité sportive.
Si elle se qualifie, la France sera présente
Fin février, plusieurs clubs norvégiens – dont le club professionnel le plus septentrional du globe, Tromso – ont exhorté leur fédération nationale à boycotter le prochain Mondial, en cas de qualification. Cette décision fera l’objet d’un vote fédéral le 20 juin. En attendant, la NFF se veut beaucoup plus mesurée : « Nous voulons améliorer la situation, et la meilleure façon de le faire est de participer à la compétition. »
La simple revendication d’un message politique sur la pelouse d’un stade peut déjà surprendre. « Nous pouvions penser que la Norvège resterait un peu seule dans ce combat, mais elle a été suivie par des pays qui ont de fortes chances de se qualifier pour la Coupe du monde », observe Carole Gomez, directrice de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques.
La spécialiste en géopolitique du sport observe un début de « changement de doctrine » de la part de la Fédération internationale de football (FIFA), organisatrice de l’événement. L’institution a annoncé ces derniers jours autoriser les joueurs à s’exprimer en marge des matchs, en vertu de la « liberté d’expression ». En 2013, l’Ivoirien Didier Drogba avait risqué un avertissement pour son tee-shirt en hommage à Nelson Mandela, en vertu du règlement selon lequel « les messages n’ont pas leur place dans le jeu ».
Champions du monde en titre, les joueurs de l’équipe de France n’ont pas mis à profit leurs derniers matchs pour transmettre un quelconque message collectif. Le capitaine des Bleus, Hugo Lloris, a cependant considéré comme « une bonne chose » l’initiative des Norvégiens. « Aucun joueur n’est insensible à ce qui a été dit ou écrit par rapport à tout ça », ajoute le gardien de but, au sujet de la situation au Qatar. Les joueurs demeurent libres de s’exprimer sur le sujet à titre individuel, fait-on valoir à la Fédération française de football (FFF). En revanche, l’institution se bornera aux consignes gouvernementales, en raison de sa délégation de service public. « La France sera présente au Qatar si elle se qualifie », a confirmé Noël Le Graët, président de la FFF, début mars, à l’Agence France-Presse.
La Coupe du monde reste le « Graal »
Plusieurs responsables politiques continuent pourtant d’appeler les Bleus à refuser de se rendre dans l’émirat. Il faudrait protester contre un pays « soupçonné de financement du terrorisme », selon les mots de Julien Bayou, secrétaire national d’Europe Ecologie-Les-Verts, mercredi 31 mars, sur RMC. Mauvais raisonnement, selon Cédric Roussel, député (La République en marche) des Alpes-Maritimes, sur la même radio : « J’aurais pu l’entendre, mais, aujourd’hui, il est trop tard, les stades sont finis. »
Le co-président du groupe d’études sur l’économie du sport à l’Assemblée nationale plaide pour « un autre mode d’action », plutôt dans la revendication de messages que dans la négation de l’événement. Il s’agit, selon lui, de « profiter de cette Coupe du monde pour rappeler que rien n’est au-dessus des droits de l’homme, certainement pas le sport, le “soft power”, ni les intérêts économiques ».
« Qu’il y ait un mouvement de boycott, je n’y crois pas un instant », tranche Philippe Piat, président de la FIFPro, le syndicat mondial des footballeurs. Une Coupe du monde reste « le Graal » à atteindre pour tout footballeur.
Les appels au boycottage de l’édition qatarie arrivent plus de « dix ans trop tard », estime l’international allemand Joshua Kimmich. « Le Mondial 2022 n’a pas été attribué cette année, mais il y a quelques années [le 2 décembre 2010], rappelle le milieu de terrain du Bayern Munich. On aurait dû penser au boycott à l’époque. Maintenant, nous devons saisir cette occasion pour sensibiliser les gens. » Ainsi, le 25 mars, en préambule de leur victoire (3-0) sur l’Islande, les joueurs de la Mannschaft arboraient un tee-shirt noir frappé d’une lettre blanche pour chacun d’entre eux. Un message sobre : « Human rights » (« droits humains »).
Responsabilité des entreprises de construction
Depuis des années, organisations non gouvernementales et syndicales alertent sur la nécessité d’améliorer le sort des travailleurs au Qatar. Ces campagnes ont permis des « améliorations », estime Mahfoud Amara, professeur algéro-britannique à l’université du Qatar, spécialisé en management du sport et sciences sociales. En août 2020, du moins sur le papier, la pétromonarchie a autorisé les quelque 2,5 millions de travailleurs étrangers sur son territoire – sur une population totale de 2,8 millions d’habitants – à changer d’emploi sans nécessité d’obtenir le consentement préalable de leur employeur.
Jean-Pascal François, secrétaire fédéral à la Fédération CGT des salariés de la construction, constate « un certain frémissement dans la contestation de cette Coupe du monde 2022 ». Mais juge qu’il faut « aller plus loin » pour mettre en garde contre « l’esclavagisme moderne ». Notamment en prenant des mesures économiques. « Se donner bonne conscience en portant un tee-shirt, c’est une chose. Refuser de fournir les pelouses, c’est déjà un niveau au-dessus. » Début mars, l’entreprise néerlandaise Hendriks Graszoden a ainsi refusé d’équiper les stades du Qatar, pour des raisons éthiques. « Mais, dans le monde concurrentiel où nous vivons, cette entreprise sera vite remplacée », déplore Jean-Pascal François.
« La plupart du temps, la presse cible l’Etat du Qatar, mais pas la responsabilité des entreprises internationales de construction impliquées dans de grands projets, dont la Coupe du monde 2022 », considère Mahfoud Amara.
Un paradoxe demeure. « L’un des plus gros investisseurs au Qatar est le fonds souverain norvégien », expose Simon Chadwick, directeur du Centre pour l’industrie des sports eurasiatiques, à l’EM Lyon Business School. Depuis 2018, chargé d’investir les revenus liés à l’exploitation des hydrocarbures du royaume scandinave, le Norway Government Pension Fund Global a multiplié ses placements dans l’émirat (582 millions de dollars en 2020, soit 495 millions d’euros). Ainsi, selon Simon Chadwick, « les joueurs norvégiens protestent » contre des stades indirectement « financés » par… leur propre pays.
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