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Publié le : 15/03/2021 – 16:47
Dans « La Traversée », le journaliste Patrick de Saint-Exupéry veut montrer qu’il n’y a pas eu de deuxième génocide au Congo après celui de 1994 contre les Tutsis du Rwanda. Un livre passionnant, mais qui semble minimiser l’étendue des massacres commis en RD Congo.
La plume est alerte. Le récit, captivant. La presse, dithyrambique. Mais, même si l’on partage sa conclusion, le dernier livre de Patrick de Saint-Exupéry est aussi problématique. Il faut dire que le dossier est complexe et sensible.
Dans « La Traversée » (éditions Les Arènes) le grand reporter cherche à savoir ce qu’il s’est passé en RD Congo dans les mois et années qui ont suivi le génocide des Tutsis au Rwanda. Les génocidaires hutus s’étaient enfuis au Congo voisin (alors appelé Zaïre). À partir de 1996, le nouvel homme fort rwandais, Paul Kagame, envoie des hommes soutenir la rébellion congolaise de Laurent-Désiré Kabila. L’objectif : faire tomber le président congolais Mobutu Sese Seko, au pouvoir depuis plus de trente ans. Et se débarrasser des génocidaires hutus que Mobutu a accueillis à bras ouverts.
>> Patrick de Saint-Exupéry : « La construction du second génocide rwandais est du pur négationnisme »
Mais comme l’a rapporté l’ONU, les rebelles et leurs alliés rwandais ne tuent pas seulement des génocidaires, mais aussi des civils hutus, des femmes et des enfants.
Plus de vingt ans après les faits, le journaliste décide de refaire le parcours des réfugiés hutus qui ont fui le Rwanda après le génocide et se sont enfoncés de plus en plus vers l’ouest, dans l’immense forêt équatoriale congolaise. Et veut démontrer que ceux qui évoquent un deuxième génocide ont tort. Il pense en particulier à Hubert Védrine, secrétaire général de l’Élysée en 1994, qui ne cesse depuis d’évoquer cette thèse. Le rôle très contestable de la France à l’époque, trop proche du pouvoir hutu, est désormais bien connu et documenté – notamment grâce à d’autres livres de Patrick de Saint-Exupéry.
Rapport de l’ONU « biaisé » ?
En 2010, l’ONU a publié le rapport Mapping sur les crimes les plus graves commis en RD Congo entre 1993 et 2003. Pas moins de 617 événements sont répertoriés, 1 280 témoins sont interrogés. Le rapport stipule que “les attaques en apparence systématiques et généralisées décrites dans le présent rapport révèlent plusieurs éléments accablants qui, s’ils sont prouvés devant un tribunal compétent, pourraient être qualifiés de crimes de génocide.” Il ajoute que d’autres éléments indiqueraient au contraire qu’il n’y a pas eu de génocide. Il demande donc “une enquête judiciaire complète” pour trancher la question. Elle n’a jamais eu lieu.
Patrick de Saint-Exupéry le dit à plusieurs reprises, pour lui ce rapport est “biaisé”, “il racontait une guerre avec le vocabulaire de l’extermination”. Les témoignages qu’il a notés ne lui donnent pas du tout la même impression. À de très rares occasions on lui parle d’un massacre, comme dans la ville de Mbandaka.
L’auteur a le mérite de se rendre dans des villages très difficiles d’accès comme Walikale, dans le Nord-Kivu. Mais une fois arrivé à Walikale, il ne cite que deux témoins. Deux qui n’ont pas du tout le souvenir des massacres décrits dans le rapport Mapping. L’un des deux témoins est “le père Damien”, l’autre “je ne sais plus son prénom”. Peut-on mettre dans la balance les quelques témoignages qu’il a recueillis dans une dizaine de localités congolaises, et les 1 280 témoins du rapport Mapping des 20 enquêteurs onusiens ?
Le livre fait plus de 300 pages. Pourtant, à aucun moment il ne rappelle que les massacres dans l’est du Congo commis par les forces rwandaises (et ougandaises) ont continué pendant des années après la courte période post-génocide des Tutsis, sur laquelle il s’est focalisée.
Défense de Paul Kagame
Un autre moment laisse dubitatif : Patrick de Saint-Exupéry semble défendre le gouvernement actuel à Kigali, où Paul Kagame est au pouvoir depuis plus d’un quart de siècle. Un régime autoritaire régulièrement fustigé par l’ONU, Human Rights Watch ou Amnesty International. En arrivant à l’aéroport de Kigali, le reporter demande avec ironie à une Occidentale qui attend sa valise s’il est bien en Corée du Nord. Elle rit. Il pose ensuite la question à un Rwandais. L’homme répond qu’il ne connaît pas ce pays-là. Ces deux questions, à deux badauds, suffisent à rassurer l’auteur sur la situation des droits de l’Homme au Rwanda. On a connu réfutation plus solide.
Cela n’empêche pas l’ouvrage d’être un reportage absorbant à travers la RD Congo, en bus, à moto, ou à bord d’un vieux bateau sur l’immense fleuve Congo. Un soir sur le bateau, écrit-il, “une boule de poils puante m’avait cogné la tête : un gros rat. Toute la nuit, j’avais guetté leurs petits cris, dormant d’un œil.”
En refermant ce livre fort bien écrit, on pense, comme son auteur, qu’il n’y a pas eu un deuxième génocide contre les Hutus au Congo. Fallait-il pour autant rejeter en bloc le rapport Mapping tant défendu, entre autres, par le prix Nobel de la paix Denis Mukwege ? Fallait-il donner le sentiment de minimiser la gravité et l’étendue des nombreux massacres qui ont été recensés en RD Congo ?
Pour en savoir plus sur cette période voir le documentaire de France 24 Guerres en RDC: les ravages de l’impunité, réalisé par Nicolas Germain et Thomas Nicolon.
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