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Sénégal : à Dakar, les flâneries nocturnes et poétiques du photographe Mabeye Deme

« Sans titre 17 », série « Gudi Dakar », 2016. « Sans titre 17 », série « Gudi Dakar », 2016.

Mabeye Deme n’aurait pas pu réaliser cette série photographique aujourd’hui : Dakar est sous couvre-feu pour cause de seconde vague de coronavirus, qui met à rude épreuve le système sanitaire du pays.

Pour capter l’ambiance de « Gudi Dakar » (« Dakar la nuit »), l’artiste, accompagné de son assistant Kader Ndong, a flâné dans les rues de la capitale sénégalaise entre 20 heures et minuit de 2015 à 2019 : « Je recherchais des clairs-obscurs, en décalage avec les scènes surexposées de la ville. Ici, tout est atténué et mis en valeur par la lumière à la fois étouffée et contrastée de la nuit. »

« Sans titre 6 », série « Gudi Dakar », 2016. « Sans titre 6 », série « Gudi Dakar », 2016.

Au petit bonheur la chance, ses pas le conduisent ici devant une boutique où un homme répare une télévision, là face à une boulangerie qui prépare le pain du lendemain, ailleurs près d’un atelier de couture quasi déserté. Vision presque mystérieuse, voire mélancolique, de la douceur nocturne que le regardeur réussit à immortaliser. Suggestion pudique de gestes familiers et d’habitudes citadines.

Le photographe et son assistant commencent toujours par discuter avec les commerçants, les clients : Kader Ndong parle en wolof, Mabeye Deme généralement en français, car il n’a vécu que quelques années au Sénégal, beaucoup plus à Paris. Parfois, ils achètent du sow, du lait caillé à la semoule de mil (c’est très bon), ou simplement du pain frais pour nouer le dialogue.

La magie de l’instant photographique

Quelques refus, des autorisations, puis la magie de l’instant photographique peut opérer. Les images de l’Américain Saul Leiter l’ont inspiré : « Je cherche des scènes quotidiennes, modestes, rassurantes dans la nuit, parfois légèrement opacifiées par un rideau. » Sans oublier le travail de la couleur.

« J’ai débuté cette série dans les rues très peu éclairées de Golf Sud [banlieue nord-est de Dakar]. Le moment qui m’intéresse est le moment où la nuit est tombée et les boutiques encore éclairées. La lumière des vitrines, entourées du noir de la pénombre des rues sans éclairage public sont pour moi comme des écrans de cinéma », explique l’artiste.

« Sans titre 9 », série « Gudi Dakar », 2015. « Sans titre 9 », série « Gudi Dakar », 2015.

Le cinéma, le photographe en est justement proche. Né en 1979 à Tokyo – où son père travaillait pour les services diplomatiques sénégalais –, le jeune homme découvre quelques années plus tard le cinéma de Yasujiro Ozu. Un choc, une admiration, qui donnent aujourd’hui quelques éléments sur la nature de son travail : « Je désire interroger le rapport espace-temps que crée la photographie. Et le faire à Dakar, avec qui j’entretiens une relation intime, instantanée. »

« Sans titre 11 », série « Gudi Dakar », 2019. « Sans titre 11 », série « Gudi Dakar », 2019.

Au cours de ses études cinématographiques à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris-III, il rencontre le scénariste et réalisateur franco-sénégalais Alain Gomis. Il commence alors à travailler comme photographe de plateau lors du tournage du film Aujourd’hui, en 2011, à Dakar. Ce drame obtiendra l’Etalon d’or en 2013, la plus haute récompense du Fespaco, le Festival panafricain de cinéma de Ouagadougou.

« Fusion subtile de deux mondes »

Olivier Sultan, fondateur et directeur de la galerie Art-Z qui expose le photographe, précise que « la série “Gudi Dakar” joue bien sûr avec la nuit, le hors-champ et l’éclairage subtil des petites échoppes. Mais, surtout, on a l’impression d’être sur le seuil d’univers autonomes, de petites scènes de théâtre, de vies nocturnes mystérieuses entourées de l’immensité de la nuit. C’est un travail quasi métaphysique ».

Pour le galeriste, le travail de Mabeye Deme reflète la quête d’identité actuelle des artistes africains : « Ils connaissent parfaitement les deux mondes, l’Afrique et l’Occident, passent avec facilité de l’un à l’autre. Et finissent par opérer une fusion subtile qui fait écho à leur identité contemporaine. Sans oublier qu’ils maîtrisent parfaitement les outils et techniques modernes les plus en pointe. »

« Sans titre 4 », série « Wallbeuti, l’envers du décor », 2014. « Sans titre 4 », série « Wallbeuti, l’envers du décor », 2014.

Olivier Sultan l’a découvert il y a trois ans grâce à un ami commun, l’artiste Evans Mbugua. C’est un coup de foudre, notamment grâce à la série « Wallbeuti, l’envers du décor ». Un ensemble de photographies prises derrière une toile, captant ainsi des instants intimes des habitants de Dakar. Mabeye Deme a utilisé la texture sensible du voile comme médium, à l’image du révélateur de l’argentique ou des pixels du numérique, produisant des images comme abîmées par le temps, portant cicatrices, grâce à la matière et parfois aux déchirures de la toile.

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« J’ai compris qu’il s’agissait d’un photographe majeur, original et, bien que jeune, d’une importante maturité esthétique. Il réunit ce que j’aime le plus en photographie : la maîtrise technique, l’accueil de la spontanéité, le respect de l’autre. Et il se situe à la frontière entre la peinture et la photographie, entre l’ancien et le contemporain », estime le directeur de la galerie Art-Z.

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Après un premier ouvrage consacré à la série « Wallbeuti, l’envers du décor » (autoédition, 2020), l’artiste travaille à l’édition d’un second qui porte sur un ensemble réalisé dans le quartier Golf Sud. Des images réalisées face à un immeuble en construction. « Le livre se construit comme une partition, raconte le photographe, et le montage des photos crée le mouvement qui est autant celui du quotidien que de souvenirs fragmentaires. »

Enfin, au cœur de la nuit, « vient le moment où les lumières s’éteignent, où les rideaux des boutiques se baissent », conclut Mabeye Deme.

Ecoutez l’ambiance de la nuit dakaroise et Mabeye Deme ainsi que son assistant Kader Ndong raconter leurs flâneries nocturnes.

« Gudi Dakar » de Mabeye Deme, à la galerie Art-Z, 27 rue Keller, 75011 Paris. Jusqu’au 28 février 2021, du mercredi au samedi, de 12 heures à 18 heures (entrée libre).

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