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Dix ans après les printemps arabes, « les peuples de la région ne se sont jamais sentis aussi seuls »

« Babour Dzayer » : le radeau détourné. Acrylique sur toile, 300 x 200cm, Agorgi Gallery. « Babour Dzayer » : le radeau détourné. Acrylique sur toile, 300 x 200cm, Agorgi Gallery.

L’écrivain libanais Elias Khoury et le romancier égyptien Ahmed Naji sont deux intellectuels arabes progressistes. Le premier, Beyrouthin de 72 ans, figure acclamée de la scène littéraire proche-orientale, connu pour son engagement propalestinien, inscrit son combat dans une perspective panarabe et démocratique. Le second, âgé de 35 ans, exilé aux Etats-Unis après avoir été emprisonné dix mois dans son pays pour quelques lignes jugées immorales, défend des causes globales, comme l’environnement et les personnes LGBT.

Le Monde a réuni ces deux voix, représentatives de deux générations différentes, pour un débat sur l’héritage des « printemps arabes ».

Quel est votre souvenir le plus marquant de ces révolutions, l’image que vous retenez, dix ans après ?

Ahmed Naji : Je me souviens de la tête de deux jeunes soldats, complètement paumés, sur la place Tahrir [au Caire], le mardi 25 janvier 2011, premier jour du soulèvement. Deux soldats d’à peine 18 ans, typiques de ces gamins de Haute-Egypte ne sachant ni lire ni écrire et que l’armée recrute. Ils avaient perdu contact avec leur officier et cherchaient leur chemin. Pour moi, cette scène résume tout. Les révolutions ont déconstruit les mensonges et les idéologies promus par les régimes arabes après la seconde guerre mondiale. Et l’on est aujourd’hui perdu.

Elias Khoury : Moi aussi, je me suis perdu. C’était à Beyrouth, pendant le soulèvement d’octobre 2019. J’étais pris dans un nuage de gaz lacrymogènes, je ne savais plus où j’étais. A ce moment, je me suis dit que les Libanais faisaient face à une dictature très spéciale, avec non pas un mais six dictateurs – les chefs des principaux partis confessionnels. Dans le reste du monde arabe, la dictature est brute de décoffrage. Au Liban, elle est complexe, enveloppée dans la peur des minorités.

Puis l’explosion du port de Beyrouth est survenue [le 4 août 2020], les vitres de mon appartement ont volé en éclats, et mon épouse a été blessée. Comme beaucoup de Libanais, j’ai alors eu le sentiment que le régime venait jusque chez nous, pour nous tuer.

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Chez les démocrates arabes, en 2011-2012, l’euphorie des premiers mois a vite cédé la place au désespoir, en raison des guerres civiles, du retour de la dictature et de la montée en force des djihadistes. Quel est votre état d’esprit aujourd’hui ?

Elias Khoury : Nous sommes au-delà du désespoir. Les peuples de la région sont pris en étau entre le despotisme arabe et l’occupation israélienne. Nous ne nous sommes jamais sentis aussi seuls. Le soi-disant « premier monde » ne nous regarde plus, nous, habitants du soi-disant « tiers-monde », que comme une menace pour la civilisation blanche, qu’il faut tenir à distance. C’est ce message qui nous est envoyé lorsque [le président français Emmanuel] Macron déroule le tapis rouge sous les pieds de [son homologue égyptien, le général Abdel Fattah Al-] Sissi, en décembre 2020 [lors de cette visite, le président égyptien s’est vu décerner la grand-croix de la Légion d’honneur, la plus haute distinction française]. Ou lorsque le secrétaire d’Etat américain [Mike Pompeo] déclare, en novembre 2019, que les colonies juives en Cisjordanie sont légitimes. L’idéal de la solidarité internationale n’existe plus.

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