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Darfour, l’interminable crise

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Quand il a vu débarquer dans son village de Fallouja des hommes armés, enturbannés et vêtus de treillis sur des pick-up et des dromadaires, Hamad Abdelkader a creusé un trou. Pris de panique, il y est resté caché pendant deux jours avant de s’éclipser à la nuit tombée. Au bout d’une semaine de marche à travers les plaines poussiéreuses, le fermier a réussi à rejoindre le camp de Shedad, près de Shangal Tobay, une bourgade du nord du Darfour.

Là, au milieu d’un champ, Hamad Abdelkader a retrouvé des habitants de son village. Pendant l’attaque qui a eu lieu fin janvier, certains ont été blessés par balles. D’autres portent encore aux bras, aux mains, des marques de brûlures. Ils sont des centaines à attendre sous un soleil implacable, protégés par des lambeaux de tissus tendus sur des bâtons. Jusqu’à dix personnes s’entassent sous ces tentes de fortune. Aucune aide humanitaire n’est encore parvenue jusqu’à eux.

De gauche à droite : 1- Camp de Shedad dans les environs de Shangal Tobay, Darfour Nord. Ces quelque 700 familles ont tendu des tissus sur des bouts de bois pour s’abriter. Ils sont arrivés il y a dix jours et n’ont toujours pas reçu d’aide ni du gouvernement ni de la part des organisations humanitaires. 2- Point d’accueil à l’entrée du quartier général de la Minuad, à El-Fasher. Les 13 et 9 février 2021.De gauche à droite : 1- Camp de Shedad dans les environs de Shangal Tobay, Darfour Nord. Ces quelque 700 familles ont tendu des tissus sur des bouts de bois pour s’abriter. Ils sont arrivés il y a dix jours et n’ont toujours pas reçu d’aide ni du gouvernement ni de la part des organisations humanitaires. 2- Point d’accueil à l’entrée du quartier général de la Minuad, à El-Fasher. Les 13 et 9 février 2021.

A quelques centaines de mètres du camp se dressent les tours de garde et les fortifications d’une base de la Mission conjointe des Nations unies et de l’Union africaine au Darfour, la Minuad. « Mais cette fois, quand on a demandé de l’aide, ils nous ont fermé la porte au nez », déplore Abdallah Adam, le chef du camp de déplacés de Shedad.

Officiellement, le mandat de la Minuad a pris fin le 1er janvier après treize ans de maintien de la paix. Si le calendrier est tenu, l’intégralité des casques bleus aura plié bagage d’ici au mois de juin. Ils seront remplacés par la Mission intégrée des Nations unies pour l’assistance à la transition au Soudan, basée dans la capitale et dotée d’un mandat politique, sans force de dissuasion. De quoi créer « un vide sécuritaire aux conséquences désastreuses pour les populations », selon Amnesty.

« Le même scénario se répète »

Eparpillés sur le terrain vague de Shedad, les habitants de Fallouja n’ont aucun doute sur l’identité de leurs assaillants : les janjawids, ou « démons à cheval », été armés par le président soudanais Omar Al-Bachir à partir de 2003 pour lutter contre les rébellions darfouries issues des minorités ethniques s’estimant marginalisées. Intégrés dans des milices arabes, les janjawids ont joué un rôle majeur dans les opérations de répression, de viols et de nettoyage ethnique au Darfour menées par le régime militaro-islamiste.

Le Omda Abdallah Adam se dirige vers le cimetière du village. Parmi les tombes, il s’attarde devant un monticule d’une douzaine de mètres de long sur trois de large. « C’est une fosse commune. Sous la terre gisent une centaine de cadavres de villageois assassinés dans le marché du village en 2009 » Darfour (Soudan), février 2021.Le Omda Abdallah Adam se dirige vers le cimetière du village. Parmi les tombes, il s’attarde devant un monticule d’une douzaine de mètres de long sur trois de large. « C’est une fosse commune. Sous la terre gisent une centaine de cadavres de villageois assassinés dans le marché du village en 2009 » Darfour (Soudan), février 2021.

Plus tard, ils ont constitué un vivier pour le recrutement des Forces de soutien rapide (FSR), des unités paramilitaires constituées en 2013 aux côtés des forces gouvernementales. Ces FSR sont accusées par de nombreuses organisations de défense des droits humains d’avoir activement participé à des exactions au Darfour, y compris depuis la chute du régime d’Omar Al-Bachir en 2019. Leur chef, Mohammed Hamdan Daglo, plus connu sous le nom de Hemetti, occupe désormais le poste de vice-président du conseil de souveraineté soudanais.

Les habitants de Fallouja soupçonnent les FSR de soutenir les miliciens arabes qui ont brûlé leur village. « Ils ont une base à quelques kilomètres, pourquoi n’ont-ils pas empêché ce massacre ? Les forces armées soudanaises savent ce qu’il se passe et ne bougent pas le petit doigt », accuse Abdallah Adam en lissant sa moustache grise. Lui-même a fui Fallouja il y a six ans. « Ce cycle ne s’arrête pas depuis 2003, le même scénario se répète. Il n’y a pas de paix au Darfour, ce mot n’existe pas », vocifère-t-il.

Depuis le début de l’année, une nouvelle vague de violences ravage cette région grande comme la France. Du 16 au 19 janvier, la ville d’el-Geneina, dans l’Ouest, a été le théâtre d’affrontements sanglants à la suite du meurtre d’un habitant arabe. Entre le 24 et le 30 janvier, une dizaine de villages du Nord, dont Fallouja, ont été mis à sac par des milices armées. Des heurts similaires ont eu lieu dans le Sud, dans le village d’Al-Twaiyel. Au total, près de 470 personnes ont été tuées en quelques semaines et plus de 120 000 civils ont été déplacés, un record depuis six ans.

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Le 8 février, à quelques kilomètres d’El-Fasher, la capitale du Nord, des centaines de manifestants, armés de lances, de sabres ou de bâtons, ont bloqué la route principale qui mène à la ville. La veille, un membre de leur tribu, un fermier, a été poignardé dans le village d’Arafana par des éleveurs de dromadaires qui traversaient ses champs. Les nomades arabes ont pris la fuite, abandonnant leur troupeau sur place.

Des membres de la tribu Berti manifestent, certains avec lances et épées, près d’El-Fasher après le meurtre d’un des leurs dans un village avoisinant. Le 7 février 2021.Des membres de la tribu Berti manifestent, certains avec lances et épées, près d’El-Fasher après le meurtre d’un des leurs dans un village avoisinant. Le 7 février 2021.

« Les mêmes incidents se reproduisent tous les ans au moment des récoltes. Les nomades débarquent avec leurs troupeaux et leurs dromadaires saccagent nos plantations. On ne peut pas rester les bras croisés », s’offusque Mohammaden Al-Ansari, chef du village d’Arafana. « On demande que le criminel soit traîné en justice. Mais il est protégé par les Forces de soutien rapide qui possèdent ces animaux », dénonce-t-il, entouré par les quelque 500 camélidés ramenés pour preuve.

Transition fragile

Ces conflits agro-pastoraux sont une vieille antienne. En hiver, les éleveurs et leurs troupeaux migrent pour atteindre des pâturages. D’anciens accords tribaux ont fixé des règles pour que les animaux traversent les territoires cultivés sans encombres. Mais, avec le dérèglement climatique, les migrations s’accélèrent et les nomades prennent la route beaucoup plus tôt dans l’année, en février et en mars, alors que les récoltes ne sont toujours pas terminées.

Rien n’y fait. La révolution qui a renversé l’ancien pouvoir à Khartoum n’a pas eu d’effet sur les anciennes dynamiques dans l’est du Soudan. Le 11 avril 2019, après des mois de contestation populaire, l’armée soudanaise a fini par mettre fin au règne d’Omar Al-Bachir, au pouvoir depuis 1989. Accusé de génocide au Darfour par la Cour pénale internationale, le dictateur déchu est aujourd’hui emprisonné à Khartoum. Depuis, le pays a entamé une période de transition fragile. Les nouvelles autorités, civiles et militaires, ont signé le 3 octobre 2020 à Juba des accords de paix avec le Front révolutionnaire soudanais, une coalition de plusieurs mouvements rebelles. Le processus de paix a été présenté comme une occasion historique de créer une nouvelle donne politique – en incluant plusieurs ex-insurgés dans le nouveau gouvernement annoncé le 8 février – mais aussi de pacifier les conflits, notamment au Darfour.

Des policiers soudanais escortent les humanitaires allant au camp de Kassab, près de Kutum. Le 8 février 2021.Des policiers soudanais escortent les humanitaires allant au camp de Kassab, près de Kutum. Le 8 février 2021.

A la suite des accords de Juba, le gouvernement de transition s’est engagé à former une force de « protection des civils » composée de 12 000 hommes dont une moitié issue des troupes rebelles. La démobilisation de certains groupes a débuté, mais la force n’est toujours pas opérationnelle. En attendant qu’elle voie le jour, plus de 3 000 policiers et militaires ont été déployés au Darfour ainsi qu’une importante garnison de Forces de soutien rapide (FSR) dans le cadre d’une opération baptisée « Bouclier de la paix » censée prévenir les conflits tribaux dans la région.

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Seulement, la prépondérance des FSR dans le futur appareil sécuritaire inquiète la plupart des déplacés issus des tribus non arabes. « Nous n’acceptons pas que ces milices fassent partie des forces gouvernementales. Ce sont les mêmes qui nous terrorisent depuis 2003, qui ont mis le feu à nos maisons. Qui accepterait d’être protégé par ses tortionnaires ?, s’insurge Adam Rojal, coordinateur des camps de déplacés dans la région. Ces accords de paix sont un mirage, un coup de crayon sur du papier », conclut-il.

Au total, huit protocoles ont été paraphés, visant entre autres à garantir la sécurité des citoyens, à amorcer un processus de justice transitionnelle, de réparations et de compensations, et à permettre le retour des réfugiés et des déplacés dans leur village d’origine. Pendant la guerre du Darfour, ils sont plus de 2,5 millions de personnes à avoir trouvé refuge en bordure des villes, dans des camps transformés en véritables quartiers. Les autorités soudanaises souhaitent à terme les démanteler. Mais, face à l’insécurité croissante, le retour des déplacés évoqué dans les accords de Juba reste un vœux pieu.

« Humiliation permanente »

« Le gouvernement manque de pouvoir et de volonté pour évacuer les occupants qui ont chassé des milliers de civils par la force à partir de 2003. Surtout si cela demande de la coercition. Qui va s’en charger ? Les Forces de soutien rapide ? En sont-elles capables dans la mesure où cela demande de s’attaquer à leurs propres soutiens, leurs propres communautés ? », s’interroge Jérôme Tubiana, chercheur pour la Fédération internationale pour les droits humains.

De gauche à droite : 1- A l’aide de leurs fléaux, des cultivateurs du Jebel Marra battent le blé. Le propriétaire du champ, ancien combattant rebelle, donne toujours une partie de sa récolte au mouvement. 2- Deux membres de la tribu Saada marchent au milieu du village de Jabra. Certaines tribus nomades se sont sédentarisées à la suite du conflit au Darfour. « Nous vivons en paix avec les autres tribus. Les vieux désaccords sont enterrés, nous coexistons », assure le cheikh du village. Les 18 et 20 février 2021.De gauche à droite : 1- A l’aide de leurs fléaux, des cultivateurs du Jebel Marra battent le blé. Le propriétaire du champ, ancien combattant rebelle, donne toujours une partie de sa récolte au mouvement. 2- Deux membres de la tribu Saada marchent au milieu du village de Jabra. Certaines tribus nomades se sont sédentarisées à la suite du conflit au Darfour. « Nous vivons en paix avec les autres tribus. Les vieux désaccords sont enterrés, nous coexistons », assure le cheikh du village. Les 18 et 20 février 2021.

A Jabra, une localité qui borde le massif du Jebel Marra au cœur du Darfour, des membres de la tribu arabe Saada sont assis devant une maison clôturée d’arbustes et d’épines. Ils affirment que leurs ancêtres sont présents sur ces terres depuis plus d’un siècle, qu’ils vivent en paix avec les autres tribus. « Les vieux désaccords sont enterrés, nous coexistons », assure Hassan Abdallah, le cheikh du village.

Deux kilomètres plus loin, sur une piste défoncée, Elias Youssef peine à faire avancer son âne. Sa carriole chargée de bois chemine lentement entre d’immenses acacias. « A l’origine, ces terres sont celles de ma famille. De part et d’autre de cette route, nous faisions pousser des mangues, des goyaves, des tomates », explique-t-il.

Le matin même, Elias raconte avoir été pris à partie par des membres de la tribu Saada qui ont installé leurs fermes dans les environs. « Nous subissons leurs menaces quotidiennement. Ces colons nous empêchent de venir cultiver nos terres, nous en sommes rendus à ramasser du bois. Mon père a été tué pendant la guerre. Il est enterré ici. Je ne peux même pas me rendre sur sa tombe. C’est une humiliation permanente », s’insurge-t-il.

Aujourd’hui, le jeune homme de 24 ans vit dans le camp de déplacés de Mershing, dans un entrelacs de maisons de terre cuite, aux côtés de 12 000 autres membres de sa tribu chassés de leurs terres depuis 2003. Pour Elias, comme pour ces milliers d’autres, le droit au retour n’est plus qu’un rêve lointain. « Si on rentrait, tout le monde serait à couteaux tirés, ce serait un nouveau massacre. Tant que le gouvernement n’assure pas la sécurité dans la zone, c’est impossible. »

Elias Youssef est assis sur un tas de bois qu’il a récolté sur ses terres à Jabra. Le jeune homme de 24 ans vit dans le camp de déplacés de Mershing, aux côtés de 12 000 autres membres de la tribu Four chassés de leurs terres depuis 2003. « Des colons se sont installés sur nos terres. Il n’y a aucun moyen d’y revenir. Ils nous menacent et nous empêche de revenir cultiver ».Elias Youssef est assis sur un tas de bois qu’il a récolté sur ses terres à Jabra. Le jeune homme de 24 ans vit dans le camp de déplacés de Mershing, aux côtés de 12 000 autres membres de la tribu Four chassés de leurs terres depuis 2003. « Des colons se sont installés sur nos terres. Il n’y a aucun moyen d’y revenir. Ils nous menacent et nous empêche de revenir cultiver ».

Notre série « Darfour, un conflit sans fin »

La paix n’est jamais vraiment revenue au Darfour, cette province de l’ouest du Soudan qui a connu une guerre civile civile sanglante à l’époque du régime d’Omar Al-Bachir. Malgré la chute du dictateur en avril 2019 et des accords de paix signés à l’automne 2020 entre le gouvernement de transition et plusieurs groupes armés, les tensions tribales y restent vives. Un constat préoccupant à l’heure où prend fin le mandat de la Mission de paix conjointe des Nations Unies et de l’Union africaine au Darfour (MINUAD). Le Monde Afrique vous propose une plongée inédite dans cette vaste région à travers trois grands reportages racontant ce quotidien de violence et d’instabilité.

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