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« Un processus d’accaparement des terres et de remplacement démographique est en cours au Soudan du Sud »

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Des membres de l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA) patrouillent dans le village à moitié vide de Leer, au Soudan du Sud, le 3 février 2016. Des membres de l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA) patrouillent dans le village à moitié vide de Leer, au Soudan du Sud, le 3 février 2016.

Tribune. Alors que les administrations Trump et Biden ont dénoncé le « génocide » des Ouïghours par la Chine, le gouvernement américain n’a jamais appliqué cette qualification au pays qu’il avait aidé à créer : le Soudan du Sud, indépendant depuis 2011. Pourtant, les massacres, les viols de masse et la famine organisée de civils autres qu’issus de l’ethnie majoritaire Dinkanon auraient pu l’en convaincre.

Depuis 2005, le Soudan du Sud est tombé entre les mains d’une clique de politiciens Dinka de la région du président Salva Kiir. L’Etat est devenu de plus en plus violent et répressif pour maintenir ce système de domination politico-ethnique.

Le 15 décembre 2013, alors que Kiir continuait de s’opposer à une transition démocratique, le conflit politique avec son ancien vice-président Riek Machar, un Nuer (second groupe ethnique du pays) à la tête d’une coalition multiethnique, déboucha sur des combats à Juba. Le lendemain matin, les habitants de Juba se réveillaient au son du plus grand massacre ethnique, en majeure partie par balles, de l’histoire du pays : celui de 15 000 à 20 000 civils Nuer – soit deux fois plus que le massacre de Srebrenica, déclaré génocidaire par le tribunal de La Haye. « Il s’ensuivit sept jours de tueries, porte à porte », m’expliqua un habitant de Juba. Ce massacre des Nuer, commis principalement par des forces gouvernementales, allait rendre la guerre civile inévitable et donner le ton de la violence à venir.

Les Etats-Unis, leader de la communauté internationale dans le pays, ont pourtant laissé faire tout en réduisant leur présence diplomatique. L’administration Obama, engluée dans une idéologie selon laquelle, depuis les années 1990, le Soudan arabe représentait le mal, et le Sud chrétien, l’innocence, a gardé son soutien au gouvernement sud-soudanais.

« Rebelle » et donc à éliminer

Alors ce gouvernement continua sur sa lancée : entre 2014 et 2015, il s’en prit aux Nuer de l’Etat de l’Unity, fief de Machar. Le gouvernement y coordonna de multiples troupes pour exécuter les civils, les brûler dans leur maison, les torturer, et les violer en masse. La raison était simple, m’expliqua un rescapé : « Le gouvernement dit que les Nuer sont des rebelles. » La sélection des victimes selon leur appartenance à un groupe ethnique « rebelle » et donc à éliminer, était typique d’un génocide.

Mais les Etats-Unis ont continué de soutenir le gouvernement. Susan Rice, une ancienne de l’administration Clinton connue pour son soutien à l’Armée populaire de libération du Soudan (en anglais, SPLA), et pour s’être opposée à la qualification de génocide au Rwanda en 1994, occupait le poste de conseillère à la sécurité nationale. En 2015, elle bloqua un embargo sur les armes contre le Sud Soudan, alors que le chef des armées Paul Malong recrutait toujours plus de milices dinkas, et que les atrocités gouvernementales dépassaient largement celles commises par les rebelles de Machar.

En août 2015, sous pression internationale, un accord de paix fut signé entre les rebelles et le gouvernement. Mais dix mois plus tard, le 8 juillet 2016, le gouvernement déclencha de sanglants combats à Juba contre les hommes de Machar. Les troupes gouvernementales dinkas, rejointes par des civils dinkas, commencèrent à cibler dans leurs tueries les habitants de la région de l’Équatoria, siège de la capitale. « Nous serons les prochains à être tués », me dit à l’époque un habitant de Juba, à qui un civil dinka avait annoncé : « Après les Nuer, vous, les Equatoriens, ce sera votre tour. »

Mais Washington entérina la stratégie du gouvernement, qui après avoir orchestré ces combats traquait Machar dans la brousse congolaise. Washington détourna le regard quand les troupes gouvernementales, presque exclusivement Dinka, se mirent à infliger aux habitants de l’Etat de Central Equatoria la même violence qu’aux Nuer. Ces troupes affichaient leurs intentions, un élément crucial dans la détermination légale d’un génocide. Une rescapée d’un viol collectif me confia : « La SPLA a dit qu’elle voulait tuer tout le monde pour que seuls les oiseaux restent au Soudan du Sud. »

L’administration Obama comptait bien protéger la souveraineté de ce gouvernement meurtrier. Elle l’a donc soutenu militairement, à hauteur de 32 millions de dollars en 2016-2017, dont 2 millions pour un centre d’opérations des services de sécurité et des gardes présidentiels – auteurs du massacre de décembre 2013 à Juba. Washington récompensait, avec l’argent de ses contribuables, les auteurs de massacres génocidaires et de viols de masse.

Embargo sur les armes

Le gouvernement américain continuait de privilégier sa guerre contre le terrorisme en Afrique de l’Est. Il ne fit pas pression sur l’Ouganda qui soutenait le régime de Kiir avec ses troupes, ni sur Israël, vendeur d’armes et d’équipements de surveillance au Soudan du Sud, ni sur le Kenya collaborant avec les services de sécurité sud-soudanais en vue d’éliminer les opposants au régime au Kenya, comme en Ouganda.

Washington imposa seulement un embargo unilatéral sur les armes vers le Soudan du Sud en 2018 – un geste purement symbolique, une fois que la violence gouvernementale avait radicalement changé la démographie du pays et sa carte politique. La mort d’au moins 400 000 civils et l’exode de masse (4,3 millions de personnes) avaient amorcé un processus de colonisation interne : « Les Dinka prennent les terres de force. Ensuite ils changent le nom de l’endroit », m’a raconté une femme de l’ethnie minoritaire Shilluk.

Ce processus d’accaparement des terres et de remplacement démographique est toujours en cours. L’organisation suprémaciste Dinka du Jieng Council of Elders, qui a fait équipe avec Kiir et Malong pour recruter des milices Dinka, appelle à des élections qui renforceraient de tels gains territoriaux. Ces élections, vouées à être non démocratiques, ne feraient que consolider une paix génocidaire ou déclencher d’autres explosions génocidaires, comme en 2016.

Le gouvernement sud-soudanais a récemment approuvé la création de la Cour hybride de l’Union africaine – une obligation selon les accords de paix. Cette annonce vise à mettre en scène son soutien à la justice après l’avoir constamment entravée, et surtout à éluder la recherche d’autres voies légales possibles, dans un contexte régional défavorable à la justice internationale.

Il n’y a donc pas beaucoup d’espoir pour le Soudan du Sud. Washington préfère encore un Etat génocidaire à un Etat failli. Joe Biden a promis une administration centrée sur les droits humains à l’international. Mais le retour des proches de l’équipe Obama, et leur soutien à des élections non démocratiques au Sud Soudan, présage le contraire.

Clémence Pinaud, maître de conférences à l’Université de l’Indiana (Bloomington), est l’auteur de War and Genocide in South Sudan (Cornell University Press, février 2021).

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