Après des années d’enlisement, l’enquête sur l’assassinat de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia a pris un nouveau virage cette semaine. Selon la police, toutes les personnes impliquées dans cette affaire, qui a fait vaciller jusqu’au plus haut personnage du pouvoir, sont désormais arrêtées et inculpées.
« Nous sommes en mesure aujourd’hui de dire qu’au regard des éléments en notre possession sur le meurtre de Daphne Caruana Galizia, toutes les personnes impliquées – auteurs ou complices – sont aujourd’hui arrêtées et inculpées par le tribunal ». C’est par ces mots que le commissaire de police de Malte, Angelo Gafa a commenté, mercredi 24 février, l’inculpation de deux hommes pour complicité dans le meurtre en 2017 de Daphne Caruana Galizia, journaliste maltaise qui enquêtait sur la corruption.
Selon The Guardian, sept hommes au total sont désormais inculpés de complicité dans ce crime. En décembre 2017, trois hommes au casier judiciaire chargé, les frères Alfred et George Degiorgio, ainsi que Vincent Muscat, avaient été arrêtés et inculpés, soupçonnés d’avoir fabriqué, posé et fait exploser la bombe meurtrière. Un quatrième homme lié à cette affaire, Yorgen Fenech, un homme d’affaires propriétaire de la société 17 Black, avait été arrêté en 2019 sur son yacht au large de Malte, alors qu’il tentait de fuir. Un chauffeur de taxi soupçonné d’avoir été un intermédiaire l’accuse d’avoir été le principal commanditaire du meurtre, mais les audiences le concernant n’ont pas encore commencé.
Cette semaine, Vincent Muscat, l’un des hommes soupçonnés d’être un exécutant, a brusquement plaidé coupable au cours d’une audience préliminaire mardi 23 février. Il a été condamné dans la foulée à une peine de 15 ans de prison par le tribunal de La Valette. Il s’agit de la première condamnation dans ce dossier qui a choqué Malte et le reste du monde.
Ce volte-face a conduit également à l’arrestation mardi de Jamie Vella et Robert Agius. Ils avaient déjà été arrêtés en décembre 2017, mais relâchés. Ces deux hommes, soupçonnés d’avoir fourni la bombe qui a fait exploser la voiture de la journaliste maltaise, ont été inculpés mercredi. Ils sont connus de la police pour leurs liens avec le crime organisé dans l’île.
Une « WikiLeaks à elle toute seule »
La journaliste blogueuse Daphne Caruana Galizia, qui dénonçait dans son blog ‘Running Commentary’ la corruption endémique dans cet archipel méditerranéen, une ancienne colonie britannique entrée dans l’Union européenne en 2004, a péri dans un attentat à la voiture piégée le 16 octobre 2017.
Ce jour-là, elle signe son dernier article sur son blog relatant une énième affaire de corruption visant des responsables d’opposition maltais. « Il y a des escrocs partout où vous regardez maintenant. La situation est désespérée », écrit-elle amère, en fin de billet. Moins d’une heure plus tard, la journaliste âgée de 53 ans quitte son domicile à Bidnija, dans le nord de l’île, au volant de sa voiture. Elle ne roule qu’une centaine de mètres avant l’explosion du véhicule. Les secours retrouveront la carcasse rouillée de la petite Peugeot dans un champ au bord de la route, à quelques encablures de sa résidence.
Aussitôt, les médias relaient l’assassinat et une vague d’indignation se propage dans le pays, avant de gagner l’Europe. Sous le choc, des milliers de personnes se rassemblent le soir-même à Sliema, près de La Valette, fleurs et bougies à la main. Pour la famille comme pour l’opinion publique, le caractère criminel de l’attaque ne fait aucun doute. Le Premier ministre maltais, Joseph Muscat, régulièrement visé par le travail de Daphne Caruana, qualifie immédiatement cet acte de « barbare » et promet de retrouver ses assassins.
La blogueuse ne comptait plus ses ennemis, ni les menaces dont elle faisait régulièrement l’objet. En 1995 et 2006, on avait égorgé son chien et tenté à deux reprises de mettre le feu à sa maison. À travers une plume nerveuse et acérée, la journaliste révélait au grand jour la corruption endémique impliquant la classe politique locale maltaise, tous bords confondus.
Lorsqu’elle enquêtait sur ces dossiers, la journaliste vivait dans la crainte permanente. « Ma mère avait peur pour sa sécurité », avait déclaré en décembre 2019 lors d’une audition Matthew Caruana Galizia, l’aîné des trois fils de la journaliste. « Elle a un jour dit à mon frère qu’elle avait l’impression qu’ils la faisaient frire vivante », avait-il ajouté.
Son blog écrit en anglais était l’un des sites les plus lus de l’archipel, souvent plus que les journaux traditionnels, auxquels il lui arrivait de contribuer. Une « WikiLeaks à elle toute seule », selon le magazine américain Politico, qui l’avait également classée parmi les « 28 personnalités qui font bouger l’Europe » en 2017.
Les Panama Papers
Quelques mois avant sa mort, elle s’était penchée sur les Panama Papers. Cette enquête réalisée par une centaine de journaux avait révélé en 2016 la participation de chefs d’État, de milliardaires et de sportifs, parmi lesquels le cercle rapproché du président russe Vladimir Poutine, et les footballeurs Michel Platini et Lionel Messi, à un système d’évasion fiscale international bâti autour de la firme Mossack Fonseca basée au Panama.
Dans le volet maltais, Daphne Caruana Galizia avait dévoilé plusieurs scandales éclaboussant des proches du chef du gouvernement, Joseph Muscat. Elle avait montré que certaines sociétés panaméennes appartenant au ministre de l’Énergie de l’époque Konrad Mizzi et au chef de cabinet du Premier ministre, Keith Schembri, avaient reçu des fonds d’une société de Dubaï, la 17 Black. Ces versements qui atteignaient plusieurs milliers d’euros par jour étaient effectués en échange de services non précisés. Le consortium de journalistes Daphne Project, qui a repris ses enquêtes, a révélé que la cette société appartenait à l’homme d’affaires Yorgen Fenech.
Comme l’explique le site de France Info, à la suite du travail d’investigation de Daphne Caruana Galizia, l’épouse du Premier ministre Joseph Muscat, Michelle, avait aussi été soupçonnée d’avoir ouvert un compte au Panama pour y abriter des pots-de-vin versés par l’Azerbaïdjan en échange de l’autorisation donnée à une banque azérie de travailler à Malte.
Des démissions en cascade
Si pendant longtemps l’enquête sur son assassinat a piétiné, cette affaire a permis de mettre à mal la scène politique maltaise. L’arrestation de Yorgen Fenech a entraîné des démissions en cascade au plus haut niveau politique.
Le chef de cabinet et ami d’enfance de Joseph Muscat, Keith Schembri, mentionné dans l’enquête comme ayant reçu des pots-de-vin de Yorgen Fenech, a démissionné en novembre 2019. Selon des sources policières, Yorgen Fenech a désigné Keith Schembri comme étant le vrai « commanditaire » du meurtre .
Le même jour, Konrad Mizzi, devenu ministre du Tourisme et lui aussi mis en cause par Daphne Caruana, a également démissionné. Le ministre de l’Économie, Chris Cardona a décidé pour sa part de se « mettre en réserve ».
Le 1er décembre 2019, sous le feu des critiques, le Premier ministre Joseph Muscat avait fini par annoncer sa démission, devenue effective en janvier 2020. Il a par la suite été interrogé par la police sans toutefois faire l’objet d’une enquête.
Pour le Premier ministre maltais Robert Abela, qui a remplacé Joseph Muscat, la condamnation de Vincent Muscat « représente un pas de plus vers la justice. Un pas de plus pour établir la vérité dans ce sombre chapitre pour Malte et la famille de Caruana Galizia. La famille de la journaliste, s’est quant à elle dite déçue par le verdict, mais a néanmoins dit espérer que la condamnation de Vincent Muscat « ouvrirait la voie à une justice totale pour Daphne Caruana Galizia ».
Avec AFP
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