Après des mois de tensions diplomatiques, Vladimir Poutine a choisi de passer à l’offensive sur le dossier ukrainien, lundi 21 février au soir ; le président russe a signé l’acte de reconnaissance des deux républiques séparatistes du Donbass et a annoncé qu’il envoyait son armée en appui.
Cette initiative, qui met fin à la séquence diplomatique ouverte il y a huit ans par les accords de Minsk, constitue une escalade majeure dans la confrontation ouverte depuis plusieurs mois avec l’Occident. Si une « offensive massive immédiate » ne semble pas à l’ordre du jour pour le moment, « elle n’est pas à exclure », prévient le correspondant du Monde à Moscou, Benoît Vitkine, qui a répondu aux questions des lecteurs du Monde.fr lors d’un tchat, mardi matin.
Xav Decaen : Y a-t-il un risque d’invasion plus large de l’Ukraine à la suite de la déclaration du président Poutine d’hier soir stipulant que l’Ukraine n’était qu’une « construction artificielle » ?
A en juger par les commentaires sur les réseaux sociaux, beaucoup de Russes ont perçu le discours (très dur) de Vladimir Poutine comme une sorte de déclaration de guerre, adressée à l’Ukraine et au reste du monde. Ce discours contenait beaucoup de rancœur, même si ces positions de fond de Poutine sont connues depuis longtemps. Surtout, il répétait que les demandes de sécurité russes (sur l’OTAN principalement) ont été « ignorées » par l’Ouest. Or la menace d’intervention militaire est justement là pour appuyer ces demandes. Donc la crainte initiale reste la même, d’autant que la manœuvre d’hier, la reconnaissance des républiques séparatistes, apporte des gains limités au Kremlin.
Une hypothèque est toutefois levée ce matin : selon le projet soumis à la Douma dans l’après-midi, les frontières de ces deux républiques sont définies comme suivant la ligne de front actuelle, pas au-delà. Cela diminue le risque d’une offensive massive immédiate. Toutefois, celle-ci n’est pas à exclure, résultat d’une escalade sur le terrain (qui impliquera désormais ouvertement l’armée russe) ou d’une provocation décidée en toute conscience par Moscou. Vladimir Poutine a ainsi appelé hier l’Ukraine à cesser son « offensive ». Or il n’y a pas d’offensive ukrainienne dans le Donbass : celle-ci a été largement mise en scène, depuis une semaine, pour arriver au résultat d’hier soir.
Côme : Comment les médias russes présentent-ils la situation ? Voit-on des messages opposés à la guerre de citoyens russes sur les réseaux sociaux ?
Les médias russes sont très majoritairement au service du pouvoir. Ils ont été mobilisés en amont pour accréditer l’idée d’une escalade, et donc d’une réponse nécessaire du Kremlin. Ils n’ont cessé ces derniers jours d’évoquer des « combats acharnés » (fictifs), de présenter des plans d’invasion ukrainiens et de montrer des réfugiés. Ce matin, ils présentent donc la décision du président comme une évidence. Les experts, les responsables politiques font de même, alors qu’il y a encore quelques semaines ils balayaient une telle initiative comme impossible, un simple fantasme occidental.
On voit des messages catastrophés sur les réseaux sociaux, mais difficile de connaître le sentiment de la majorité de la population : celle-ci est chauffée à blanc depuis des années mais souvent sceptique, et très indifférente politiquement. Poutine a appelé à l’unité de la nation, mais difficile d’imaginer que la phase actuelle suscitera la même ferveur que l’annexion de la Crimée.
Toutefois, sur ces grands sujets internationaux, l’opinion russe a tendance à se ranger derrière la version du pouvoir, qui présente le pays comme éternellement agressé. Chez les jeunes, le discours de Vladimir Poutine a été reçu avec une certaine stupéfaction. Beaucoup ont l’impression de vivre dans un pays différent de celui de leur président. Ses développements historiques assez obsessionnels trouvent peu d’écho chez cette population.
Laura : Une intervention militaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) est-elle envisagée ?
Elle a été exclue dès l’origine, même dans le cas, plus grave que ce qui s’est passé, d’une invasion pure et simple de l’Ukraine. Plusieurs pays aident militairement l’Ukraine mais aucun n’enverra des troupes combattre. Tous l’ont dit. La réponse passera par des sanctions, qui se dessinent pour l’heure comme assez limitées.
On peut deviner la logique à l’œuvre dans les capitales occidentales : les dirigeants vont être obligés de marquer le coup, mais ils espèrent probablement que cette initiative soudaine et grave du Kremlin marquera la fin de la période de confrontation ouverte par Moscou à l’automne. C’est douteux : les foyers de crise sont nombreux et continuent d’être ouverts. Poutine devait ainsi retirer ses troupes de Biélorussie à l’issue d’exercices, le 20 février. Cette promesse est déjà oubliée.
Dans le cas précis du Donbass, cette version optimiste serait que le conflit se transforme en un conflit gelé, sans combats, semblable à ce qui existe pour l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie (territoires géorgiens eux aussi reconnus par Moscou) ou la Transnistrie (Moldavie). Si c’est bien le pari qui est fait, il est lui aussi incertain.
Romain : Il est difficile de connaître la position majoritaire des Ukrainiens sur ce sujet, se sentent-ils majoritairement proches de la Russie ? Ou souhaitent-ils bien un rapprochement avec l’Ouest ?
Non, c’est assez facile de connaître la position des Ukrainiens : il y a dans ce pays des élections et des sondages d’opinion. Ceux-ci montrent que le sentiment national ukrainien est très fort, y compris dans les régions majoritairement russophones.
Quant au rapprochement avec l’Ouest, il est plébiscité. S’agissant de l’OTAN, c’est moins marqué, mais chaque nouvelle initiative russe augmente le soutien à l’Alliance. Il était très minoritaire avant 2014, il est majoritaire aujourd’hui. C’est le drame de Poutine : il martèle qu’Ukrainiens et Russes sont un seul et même peuple, mais l’un des deux n’est pas d’accord et il paraît de plus en plus perdu pour Moscou.
Concernant les habitants du Donbass séparatiste, je ne peux que supposer mais je pense qu’une grande majorité voit comme un soulagement l’arrivée de l’armée russe. Ce n’est pas idéologique mais pragmatique : derrière cela il y a une très grande fatigue et un espoir que cette guerre qui dure depuis huit ans cesse, ou au moins s’éloigne.
Charly : Quel serait l’intérêt pour la Russie d’aller au-delà des frontières du Donbass que Vladimir Poutine a déclaré vouloir protéger ?
Le problème est que Poutine définit seul ce qu’il considère être son intérêt. Il y a même sans doute une part d’irrationnel, ou encore des considérations qui tiennent simplement au renforcement de son régime. La conception européenne est que la guerre est toujours un choix perdant, ce n’est pas le cas pour le Kremlin.
On peut donc poser des hypothèses : après avoir posé des exigences très hautes aux Occidentaux, Poutine se devait de faire quelque chose ; en montrant sa détermination, il ancre pour longtemps l’idée que l’Ukraine n’entrera pas dans l’OTAN, à défaut d’obtenir des garanties formelles ; il fait peur à ceux qui auraient des velléités d’émancipation, comme c’était le cas de la Biélorussie il y a peu encore ; il punit l’Ukraine et fait tout pour empêcher qu’un modèle de développement alternatif y réussisse…
Mais on peut poser la question à l’inverse : quel intérêt a la manœuvre d’hier, la reconnaissance des deux Républiques ? Il me paraît faible : la région est ruinée, détruite et peuplée de retraités. Surtout, Moscou perd son principal levier sur l’Ukraine, soit pour l’accuser de ne pas remplir les accords de Minsk, soit, dans le cas où ces derniers seraient appliqués, pour limiter sa souveraineté… Conclusion : l’intérêt du Kremlin n’est pas de s’arrêter maintenant et de laisser les tensions retomber.
Miche : Bonjour que contiennent les accords de Minsk et sont-ils bafoués par Vladimir Poutine ?
Depuis hier soir, ils sont morts et enterrés. C’est d’ailleurs la limite de la manœuvre : la Russie se place en faute, alors que jusqu’à présent elle pouvait, en partie à raison, accuser l’Ukraine du blocage. Ces accords, obtenus grâce aux deux interventions directes de l’armée russe, à l’été 2014 et à l’hiver 2015, lui étaient par ailleurs très favorables. Mais Moscou a considéré qu’il n’y avait plus d’espoir de les voir appliqués, notamment parce que les Occidentaux n’auraient pas fait leur travail de pression sur Kiev.
Résultat : il n’y a plus de processus diplomatique pour résoudre ce conflit du Donbass pour les quelques années à venir. Au mieux, il sera gelé.
Jérôme : Les sanctions économiques peuvent-elles éprouver les oligarques et faire fléchir Poutine ?
Faire fléchir Poutine, certainement pas. Et éprouver les oligarques, oui, mais pas au point de provoquer quoi que ce soit en Russie.
Quant au poids des sanctions, cela dépendra de ce qui est décidé. Apparemment, pas des choses trop lourdes, pas « la fin des échanges avec les pays occidentaux ». Mais il peut y avoir des mesures menaçantes, notamment pour les banques. C’est le point faible de la stratégie russe : elle se fonde sur l’incertitude, qui a de quoi rendre fébriles ses adversaires, mais empêche une préparation stratégique sérieuse.
Un dernier point : les Russes sont pauvres, mais les coffres de l’Etat sont pleins. Depuis dix ans que le niveau de vie baisse dans le pays, les réserves s’accumulent, elles sont immenses et elles permettent de voir venir. C’est un peu comme si Moscou se préparait de longue date à cette confrontation dure.
L’article Crise en Ukraine : « La conception européenne est que la guerre est toujours un choix perdant, ce n’est pas le cas pour le Kremlin » est apparu en premier sur zimo news.