Heinrich August Winkler, 83 ans, est l’un des plus grands historiens de l’Allemagne contemporaine. Professeur émérite à l’université Humboldt de Berlin, il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, dont une Histoire de l’Allemagne (XIXe-XXe siècle). Le Long Chemin vers l’Occident (Fayard, 2005), où il s’interroge en particulier sur les raisons pour lesquelles l’Allemagne est devenue un Etat national plus tardivement que des pays comme l’Angleterre et la France. Il se demande aussi pourquoi elle n’est devenue une démocratie qu’au lendemain de la première guerre mondiale. Intitulé Deutungskämpfe (« batailles d’interprétation », C.H. Beck, 2021, non traduit), son dernier livre rassemble une trentaine de contributions (articles, conférences…) sur différents débats historiographiques et mémoriels de ces quarante dernières années.
Ces dernières semaines, la position de l’Allemagne dans la crise ukrainienne a été l’objet de vives critiques. Son refus de livrer des armes à l’Ukraine a fait dire à certains qu’elle privilégiait avant tout ses relations avec la Russie et qu’elle se montrait d’une faiblesse excessive avec Vladimir Poutine. Ces critiques vous ont-elles étonné ?
Absolument pas. Depuis la réunification, l’Allemagne a pour principe de ne pas livrer d’armes dans des « zones de conflit ». Le problème est que cette doctrine est appliquée de façon très élastique, et qu’elle n’a pas empêché l’Allemagne de vendre des quantités considérables d’armements à des pays comme l’Egypte, le Qatar, les Emirats arabes unis ou la Turquie. Dans le cas de l’Ukraine, c’est particulièrement problématique. Quand le président américain George W. Bush, au sommet de l’OTAN à Bucarest, en 2008, a poussé pour que l’Ukraine et la Géorgie puissent rejoindre, à terme, l’Alliance atlantique, l’Allemagne – comme la France, d’ailleurs – n’a pas caché qu’elle était contre et a tout fait, depuis, pour que ça ne se fasse pas. Je considère cette position comme absolument responsable et raisonnable. Mais, précisément à cause de cela, il est absurde de ne pas leur donner les moyens de se défendre en cas d’attaque russe, en se référant à une doctrine sur les livraisons d’armes que l’on ne respecte pas par ailleurs.
La volonté de l’Allemagne de tout faire pour maintenir le dialogue avec la Russie s’expliquerait par la « relation particulière » (« Sonderbeziehung ») liant ces deux pays. D’où vient cette expression régulièrement utilisée dans le débat public en Allemagne, et que désigne-t-elle ?
Aucun pays membre de l’OTAN ne conteste l’idée qu’il faille discuter avec les Russes. Mais c’est vrai que cette position, en Allemagne, repose sur des fondements historiques profonds et complexes. L’idée qu’il existerait une « relation particulière » entre l’Allemagne et la Russie circule depuis plus d’un siècle. Avant la première guerre mondiale, la Russie exerçait une véritable fascination sur les milieux conservateurs allemands. A leurs yeux, l’Allemagne et la Russie appartenaient à une même « communauté spirituelle », en opposition radicale avec la prétendue civilisation matérielle occidentale. Le fait que les deux pays entrent en guerre l’un contre l’autre en 1914 n’a pas mis fin à ce mythe. En 1918, on le trouve encore sous la plume de Thomas Mann dans ses Considérations d’un apolitique. Sous la République de Weimar [1918-1933], il continuera d’imprégner très fortement la pensée des intellectuels partisans de la « révolution conservatrice ».
Il vous reste 66.03% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.
L’article « L’idée d’une “relation particulière” entre l’Allemagne et la Russie circule depuis plus d’un siècle » est apparu en premier sur zimo news.