Allié historique des Taliban afghans, le Pakistan a célébré comme une victoire leur prise de Kaboul en août 2021. Mais six mois plus tard, cette stratégie semble se retourner contre Islamabad. En effet, porté par ses voisins, le mouvement des Taliban pakistanais, qui multiplient les attaques, revient en force dans le pays.
Le 15 août 2021, lorsque les Taliban ont envahi Kaboul et pris le pouvoir en Afghanistan, le Pakistan voisin a exulté. Les Afghans ont « brisé les chaînes de l’esclavage », avait félicité le Premier ministre pakistanais, Imran Khan, au moment où des milliers de personnes se bousculaient à l’aéroport international de Kaboul pour tenter d’embarquer dans un avion et fuir cette « liberté ».
Imran Khan, surnommé « Khan le Taliban » par ses détracteurs, est un habitué de ce genre de tirades contre l’Occident. Si officiellement, le Pakistan est un allié des États-Unis dans sa « guerre contre le terrorisme », il a aussi toujours entretenu des liens étroits avec les Taliban afghans.
Durant les vingt ans de la mission américaine en Afghanistan, le Pakistan a ainsi été régulièrement accusé d’abriter les forces talibanes. Et dans l’ombre, malgré les démentis répétés d’Islamabad, voir les Taliban prendre le pouvoir était l’un des objectifs du vaste réseau de renseignements pakistanais dirigé par l’Inter-Services Intelligence (ISI).
Dans le milieu du renseignement militaire pakistanais, ce « double jeu » faisait d’ailleurs l’objet de plaisanteries, qui s’entendaient parfois dans le domaine public. En 2014, par exemple, au moment où la guerre américaine en Afghanistan battait son plein, Hamid Gul, un ancien chef des renseignements, n’avait pas caché son désir de voir les États-Unis quitter l’Afghanistan alors qu’il était interviewé en direct dans un talk-show.
« Quand l’histoire sera écrite, on dira que l’ISI a vaincu l’Union soviétique en Afghanistan avec l’aide des États-Unis », a-t-il déclaré en direct à la télévision, embellissant alors le rôle du Pakistan dans la fin de l’occupation soviétique de l’Afghanistan dans les années 1980. « Ensuite, il y aura une autre phrase : l’ISI, avec l’aide de l’Amérique, a vaincu l’Amérique », a-t-il conclu, sous les rires de l’auditoire.
Aujourd’hui, les États-Unis ont effectivement quitté l’Afghanistan. Mais, près de six mois après la prise de Kaboul, cette stratégie de double-jeu pourrait se retourner contre Islamabad. Car le retour des Taliban au pouvoir en Afghanistan a aussi entraîné un retour en force du Tehreek-e-Taliban Pakistan (TTP), les Taliban pakistanais.
Offensive du TTP
Les Taliban sont des groupes distincts en Afghanistan et au Pakistan, mais ils partagent une idéologie commune et sont historiquement très proches. Chacun des groupes est, par ailleurs, composé de membres qui vivent de part et d’autre de la frontière entre les deux pays. Si le gouvernement pakistanais est en bons termes avec les Taliban afghans, perçus comme de potentiels alliés régionaux face au grand ennemi indien, il est en conflit ouvert avec le TTP, qu’il considère comme un groupe terroriste.
Constitué en 2007, le TTP est accusé d’être responsable de centaines d’attaques au Pakistan, dont le massacre, en 2014, de près de 150 enfants dans une école militaire de la ville de Peshawar, dans le nord-ouest du pays. Après avoir longtemps hésité entre répression et dialogue, Islamabad était passé à l’offensive, en 2015, en luttant contre le groupe et reprenant le contrôle des zones tribales, notamment à la frontière avec l’Afghanistan. De nombreux membres du TTP avaient alors fui, notamment dans ce pays voisin.
Dimanche 6 février, cinq membres des forces pakistanaises ont été tués par des tirs venus d’Afghanistan, dans la province de Khyber Pakhtunkhwa, à la frontière entre les deux pays. Peu après, l’attaque était revendiquée par le TTP.
« Le Pakistan condamne fermement l’utilisation du sol afghan par des terroristes », a réagi l’armée dans un communiqué, dimanche, ajoutant qu’elle était déterminée à défendre sa frontière et appelant le « gouvernement par intérim à Kaboul », « à ne plus autoriser de telles activités contre le Pakistan à l’avenir ». Des propos qui marquent un changement de ton d’Islamabad envers leurs alliés afghans, s’accordent à dire les experts.
Les Talibans « n’ont pas réussi à prendre de mesures suffisantes pour limiter les activités des combattants terroristes étrangers dans le pays », ont dénoncé les Nations unies, dans un rapport publié le 3 février. « Au contraire, les groupes terroristes y jouissent d’une plus grande liberté qu’à n’importe quel autre moment de l’histoire récente ».
La stratégie pakistanaise « du bon et mauvais Taliban » en question
Au Pakistan, ce retour en force du TTP, pourtant affaibli depuis plusieurs années avec l’offensive des autorités, remet en question la politique pakistanaise du « bon et mauvais Taliban ».
« Depuis plusieurs années, Islamabad demande au gouvernement de Kaboul de lutter contre ces groupes anti-Pakistan présents sur le sol afghan. Avec l’arrivée des Taliban au pouvoir, il espérait obtenir plus d’aide que dans le passé », explique auprès de France 24 Michael Kugelman, membre du centre de recherches Wilson, à Washington. « Et c’est l’inverse qui se passe avec des risques accrus pour la sécurité au Pakistan. Nous observons, en effet, une résurgence des Taliban pakistanais tandis que les groupes séparatistes du Baloutchistan intensifient leurs attaques », détaille-il.
« Cela montre que les Taliban afghans ne sont pas une entité transparente », analyse, quant à elle, Ayesha Siddiqa, spécialiste de la question au King’s College de Londres, interrogée par France 24. « Le Pakistan peut continuer à les soutenir, mais il a peu de levier pour les encourager à réprimer le TTP. »
C’est une question de « volonté et de capacité », poursuit Michael Kugelman. « Théoriquement, les Taliban afghans ont la capacité de s’attaquer au TTP. Selon moi, il s’agit plutôt d’une question de volonté. Ils ne sont pas enclins à prendre des mesures coercitives contre ce groupe car ils ont des liens étroits avec lui. Sur le plan idéologique, ils sont faits du même bois. »
Les Taliban afghans comme médiateurs
Après deux décennies de cette politique du « bon Taliban – mauvais Taliban », Islamabad se trouve maintenant confronté aux Taliban afghans qui poursuivent une stratégie du « bon Pakistan – mauvais Pakistan », écrit ainsi le journaliste et écrivain pakistanais, Kunwar Khuldune Shahid, dans une tribune publiée dans The Diplomat.
Le « bon Pakistan » « a aidé les Taliban à débarrasser le pays des forces dirigées par les États-Unis », écrit Shahid. Le « mauvais Pakistan » attend maintenant des Talibans qu’ils « rendent la pareille ».
En effet, les Taliban afghans ont rapidement voulu signaler leur indépendance vis-à-vis d’Islamabad. Peu après la prise de Kaboul, ils envoyaient un message clair en libérant des milliers de prisonniers du TTP, dont l’ancien chef adjoint du groupe, Faqir Mohammad. Le TTP, lui, saluait, en parallèle, leur arrivée au pouvoir.
Depuis, les Taliban afghans ont proposé de faciliter des pourparlers entre le TTP et le gouvernement pakistanais. Cette ouverture, qui a d’abord été acceptée par Islamabad, a permis un cessez-le-feu d’un mois en novembre dernier. La trêve a cependant expiré le 9 décembre après l’échec de pourparlers de paix.
Jusqu’au mois d’août, le Pakistan était aidé dans sa lutte contre le TTP par les services de renseignement américains. Des frappes de drones coordonnées ont ainsi permis de tuer les principaux dirigeants du groupe, notamment Hakimullah Mehsud, en 2012, et son successeur, Maulana Fazlullah, en 2018. « C’est ironique quand on pense que le Pakistan s’est souvent plaint que Washington ne réponde pas à ses inquiétudes en matière de terrorisme », note Michael Kugelman. Aujourd’hui « le TTP ne sera plus une priorité pour les États-Unis. Le Pakistan ne peut plus compter sur eux pour l’aider à lutter contre le terrorisme. Washington se concentre désormais sur Al-Qaïda, le groupe État islamique et les menaces pour les intérêts américains », estime-t-il.
La Chine et l’Inde, acteurs majeurs du conflit
Parallèlement, la situation s’est tendue ces dernières semaines dans la province pakistanaise du Baloutchistan, qui borde l’Afghanistan et l’Iran, en proie à des mouvements séparatistes. Début février, neuf soldats pakistanais ont ainsi été tués dans une attaque perpétrée par l’Armée séparatiste de libération baloutche, selon les informations données par les autorités pakistanaises. Une attaque préparée, selon Islamabad, depuis l’Afghanistan et l’Inde. Une accusation immédiatement démentie par New Delhi.
« Il est compréhensible que le Pakistan s’interroge sur une implication extérieure », analyse Michael Kugelman. « Ce qui s’est passé au Baloutchistan est sans précédent. Ces attaques contre deux camps frontaliers de l’armée pakistanaise avaient un niveau de sophistication rarement vu qui laisse penser à une aide extérieure », détaille-t-il.
« Le problème, c’est que le Pakistan se concentre tellement souvent sur le fait de savoir s’il y a eu une aide extérieure, qu’il ne s’intéresse plus assez au fait que ces attaques ont lieu sur son territoire, avec toute l’aide locale que cela implique », poursuit-il.
Or, si les tensions entre New Dehli et Islamabad sont choses courantes, la recrudescence des attaques dans cette région pourrait aussi mettre à mal les relations du Pakistan avec Pékin. Pour cause, cette région est au cœur du projet des « Nouvelles routes de la soie » voulu par la Chine : les deux pays prévoient de créer un corridor économique Chine-Pakistan (CPEC) reliant la région occidentale du Xinjiang, en Chine, au port stratégique de Gwadar, au Baloutchistan.
Sans compter que les Taliban afghans, qui considèrent la Chine comme « un ami de l’Afghanistan », « pourraient accéder à la demande de Pékin d’expulser les militants ouïghours présents sur son sol », explique le spécialiste. « C’est bien plus simple pour eux que de s’en prendre au TTP, qui vient de la même ethnie pachtoune. » Jusqu’à présent, la Chine a ainsi refusé de jouer un quelconque rôle militaire dans la région Pakistan-Afghanistan.
« Le Pakistan joue avec le feu »
Ainsi, en cherchant systématiquement des coupables à l’étranger, tout en étant privé de l’aide américaine, Islamabad pourrait voir son soutien au pouvoir islamiste à Kaboul lui nuire, avec de graves conséquences pour la sécurité régionale.
« Le Pakistan joue avec le feu », assure Michael Kugelman. « Cela pourrait entraîner des risques pour la sécurité en Asie du Sud comme en Asie centrale. » « Les autorités pakistanaises sont conscientes que cette stratégie pourrait se retourner contre elles. C’est inhérent à son territoire », estime, quant à elle, Ayesha Siddiqi. « Le gouvernement pakistanais peut cependant rétorquer que ce ne sont pas des acteurs gouvernementaux, qu’ils ne sont pas sous son contrôle. Et que, malheureusement, si des soldats meurent, ils le font au nom de la Constitution du pays. »
Et Michael Kugelman. de conclure : « Au fur et à mesure que les attaques s’intensifient au Pakistan, l’inaction politique devient un risque de plus en plus important pour le gouvernement pakistanais. Cela deviendra un enjeu politique ».
Cet article a été adapté de l’anglais par Cyrielle Cabot. L’article original est à lire ici.
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