Vingt ans après l’arrivée des premiers détenus dans la prison de Guantanamo, le centre de détention américain de Cuba, où 39 personnes sont encore enfermées, demeure un symbole de violations des droits humains fréquemment dénoncées par les ONG. France 24 a interviewé Jeanne Sulzer, responsable de la commission Justice Internationale à Amnesty International France, au sujet de ce lieu, symbole de non-droit pour beaucoup.
C’était il y a vingt ans. Le 11 janvier 2002, à la suite des attentats du 11-Septembre, les premiers détenus étaient transférés à la base navale américaine de Guantanamo, située au sud-est de Cuba, alors que le président des États-Unis d’alors, George W. Bush, annonçait une « guerre contre le terrorisme ». Aujourd’hui, 39 personnes sont encore détenues dans ce qui est devenu un symbole de violations des droits humains, via la torture et la détention illégale.
« Vingt ans plus tard, le gouvernement américain continue de perpétuer de graves violations des droits humains à la prison de Guantanamo », a dénoncé Amnesty International, le 7 janvier, appelant le président actuel, Joe Biden, à « respecter son engagement de fermer Guantanamo une fois pour toutes ».
Amnesty, qui promeut la défense des droits de l’Homme et le respect de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, rappelle qu’aucun des détenus n’a bénéficié de procès équitable et la durée de leur détention reste indéfinie, en violation des garanties d’une procédure régulière et d’autres droits humains internationalement reconnus.
« On est complètement en dehors du droit, affirme Jeanne Sulzer, responsable de la commission Justice Internationale à Amnesty International France, interrogée par France 24. Guantanamo ne peut être comparée à rien d’autre que Guantanamo ». « Ce camp, poursuit-elle, est un centre de détention arbitraire [dans lequel les détenus ne connaissent toujours pas les charges pesant contre eux après dix à douze ans de détention précédés, pour la plupart, de périodes d’emprisonnement dans des centres de détention secrets dirigés par la CIA] ». Un lieu de « non-droit » créé avec la volonté claire d’échapper au droit international, d’où la difficulté, aujourd’hui, pour les anciens détenus à faire valoir ce qu’ils y ont subi.
France 24 : Des recours ont-ils déjà été formés par d’anciens prisonniers de Guantanamo, notamment en France ? Ont-ils produit des effets ?
Jeanne Sulzer : Il y a eu des témoignages devant la Cour suprême américaine, des descriptions de la torture dans les centres de détention secrets de la CIA. Devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), une série de procédures a également abouti à des décisions à l’encontre de l’Italie, de la Lituanie, de la Roumanie, de la Pologne et de la Macédoine pour leur complicité en matière de torture et de disparitions forcées d’un certain nombre d’individus déplacés dans le cadre des programmes des « sites noirs » [prisons clandestines contrôlées par la CIA dans différents pays]. En France, des procédures ont été menées dans les affaires Nizar Sassi et Mourad Benchellali, deux ressortissants français détenus à Guantanamo.
Cependant, dans un arrêt du 13 janvier 2021, la Cour de cassation, qui avait reconnu que l’ancien président des États-Unis George W. Bush et d’autres responsables gouvernementaux étaient « susceptibles d’avoir participé comme auteurs ou complices aux crimes présumés de torture et détention arbitraire dans le cadre des opérations anti-terroristes à Guantanamo », a très malencontreusement décidé que quelle que soit la gravité de ces crimes, ils ne pouvaient être poursuivis devant la juridiction française pour des raisons d’immunité.
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En droit international des droits de l’homme, pourtant, l’immunité ne peut prévaloir pour la torture et les crimes contre l’humanité, d’autant que l’ancien président George W. Bush n’a plus d’immunité fonctionnelle.
C’est donc extrêmement critiquable, sachant qu’au même moment, les autorités judiciaires allemandes (dans une toute autre affaire) disaient le contraire sur les questions d’immunité pour les anciens chefs d’État.
Des recours peuvent-ils éventuellement être formés devant la Cour pénale internationale (CPI) ?
Un certain nombre de communications [des plaintes] ont été envoyées au bureau de l’ancienne procureure de la CPI Fatou Bensouda pour des crimes présumés commis en Afghanistan (pays partie à la CPI). Pour rappel, les ressortissants d’États non-partie qui commettraient des crimes sur le territoire de l’Afghanistan sont de la compétence de la CPI. C’est la raison pour laquelle des soldats américains se sont retrouvés dans le champ des enquêtes de Fatou Bensouda. La question des détenus de Guantanamo a également été soulevée, leurs avocats ayant également demandé à ce que justice soit faite devant la CPI pour les individus qui ont été arrêtés en Afghanistan puis transférés à Guantanamo.
S’en est suivie une série de péripéties procéduro-politiques après qu’il a été décidé l’ouverture d’une enquête. Les autorités américaines – à l’époque de Donald Trump –, ont mis en place des sanctions à l’encontre du bureau du procureur de la CPI. Chaque début de questionnement sur la responsabilité des autorités américaines provoque des tensions, et la réponse des autorités est excessivement violente et délicate. Ça reflète bien une réticence à juger ces crimes ainsi que la situation de Guantanamo.
Si cette réaction – dénoncée par plusieurs pays, dont la France, et des organisations de la société civile, dont Amnesty – a mis à mal la possibilité d’enquêter sur ces crimes, ça n’a pas mis à mal l’enquête… Jusqu’à l’arrivée du nouveau procureur de la CPI, Karim Khan, en juin 2021. Une décision de politique pénale (dénoncée par Amnesty) a été prise, et le nouveau procureur a estimé qu’il fallait prioriser les crimes commis en Afghanistan, ceux commis par les Taliban et ceux perpétrés par la branche afghane du groupe État islamique (EI), en rajoutant les crimes présumés commis depuis le mois d’août, dont l’attentat à l’aéroport de Kaboul. Ça réduit significativement le champ de l’enquête en cours sur l’Afghanistan, les crimes présumés commis par les soldats américains en étant exclus. C’est un revers énorme pour les victimes de Guantanamo et pour les avocats et ONG comme Amnesty qui, depuis vingt ans, demandent à ce que justice soit faite aussi bien pour les crimes du 11-Septembre que pour les victimes de détention arbitraire à Guantanamo.
La porte est donc aujourd’hui fermée du coté de la CPI, et fermée du côté de juridictions nationales sur la base d’une soi disant immunité des chefs d’État. La situation est relativement négative sur une possible mise en cause de la responsabilité de l’administration américaine concernant les arrestations et détentions arbitraires à Guantanamo. Ça porte également un énorme coup à la perception de neutralité de la CPI qui avait, à travers ce dossier et la mise en cause des autorités américaines, la possibilité de montrer que les États les plus puissants n’étaient pas à l’abri d’être poursuivis devant la juridiction internationale. Malheureusement, cette opportunité est, pour le moment, une opportunité ratée. Aussi bien pour la CPI que pour les juridictions nationales (en l’occurrence, ici, pour la justice française), c’est une situation d’impunité.
Comment expliquer qu’un tel lieu de non-droit soit toujours ouvert, vingt ans plus tard ?
C’est rendu possible du fait de l’inaction, de la paralysie des autorités américaines et de l’absence d’un réel procès – sur la base d’un État de droit avec un procès équitable – sur les responsabilités des attentats du 11-Septembre. Si l’on compare ça à la réponse française dans le cadre des attentats du 7 janvier et du 13 novembre 2015, on voit les différents types de réponse que deux États peuvent donner face à des attentats terroristes. Pour ce qui est de Guantanamo, la difficulté est d’avoir le courage politique de fermer le centre de détention. Il est aberrant que, vingt ans plus tard, 39 personnes soient encore détenues là-bas, sans procès, et que seules 12 soient poursuivies pour des charges connues. Ça paraît invraisemblable et aberrant pour une administration comme celle de Biden (et celle d’Obama avant lui) de continuer à s’asseoir sur l’État de droit.
Les personnes ayant été détenues à Guantanamo peuvent-elles espérer un jour une procédure homogène pour faire valoir ce qu’elles y ont subi ?
On n’en est vraiment pas là. Les rares procédures à Guantanamo visent à connaître la responsabilité des détenus par rapport au 11-Septembre, et non leurs conditions de détention. Ils sont détenus en vertu du droit de la guerre, tel qu’il est reconnu par les États-Unis. Des commissions militaires sont en cours, mais encore au stade préliminaire, alors qu’on est dix ou douze ans après leur arrestation, et une grande majorité des détenus sont passibles de la peine de mort. On est, de manière générale, devant des atteintes massives au droit international.
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