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Kazakhstan : “L’intervention des forces russes peut déstabiliser ce pays ethnique”

Depuis début janvier, le Kazakhstan fait face, sur son territoire, à une fronde de grande ampleur qui a conduit à une violente répression. Loin d’apaiser les esprits, le pouvoir kazakhstanais a fait appel à une alliance militaire dominée par la Russie pour rétablir l’ordre. Décryptage d’une situation potentiellement chaotique pour le pays et sa région.  

Scènes de pillages, bâtiments officiels envahis par des manifestants, statues de la figure du pouvoir déboulonnées, policiers désarmés… Les quelques images qui parviennent du Kazakhstan, – malgré les coupures des télécommunications -, donne une idée de l’ampleur du chaos qui y règne depuis le 2 janvier.

À l’origine de la fronde populaire, une hausse des prix du gaz à pétrole liquéfié (GPL) dans une région de l’ouest. Puis la colère, alimentée par des revendications sans cesse réprimées, a gagné l’ensemble du pays. Le président kazakhstanais, Kassym-Jomart Tokaïev, a cru dans un premier temps calmer les ardeurs des manifestants avec quelques concessions sur le prix du gaz, le limogeage du gouvernement et la mise à l’écart définitive de l’ancien dirigeant Noursoultan Nazarbaïev. En vain. Les manifestations se sont poursuivies. Les émeutiers ont subi une sévère répression. Des « dizaines » de manifestants et 18 policiers ont été tués, selon les autorités, et plus d’un millier de personnes ont été blessées dans le pays. Acculé, le pouvoir kazakhstanais a fait appel à une alliance militaire dominée par la Russie, l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), pour rétablir l’ordre. Moscou et ses alliés ont envoyé des troupes, jeudi 6 janvier, afin de faire face aux émeutes. 

Quels effets l’intervention de troupes extérieures peuvent-ils avoir sur la suite du mouvement ? Quelles conséquences pour le pouvoir en place et les pays limitrophes ? France 24 fait le point avec Marie Dumoulin, directrice du programme Europe élargie du Conseil européen des relations internationales. 


© AFP

France 24 : Tout d’abord, comment expliquer cette fronde qui a éclaté ces derniers jours au Kazakhstan ?  

Marie Dumoulin : Certes, la révolte est partie cette fois de l’ouest du pays à cause d’une modification du mode de calcul du prix à la pompe d’un certain type de carburant réalisé à partir de gaz. Mais il existe surtout depuis plusieurs années maintenant un terrain contestataire qui se nourrit de nombreuses revendications sans cesse réprimées. Il y a dix ans, dans cette même région de l’ouest du pays, le jour même du 20e anniversaire de l’indépendance du Kazakhstan, d’importantes manifestations sociales avaient été sévèrement réprimées dans le sang. L’événement avait beaucoup marqué les esprits. Depuis, des mouvements de contestation ont régulièrement éclaté dans le pays.  

En 2019, des manifestations ont notamment eu lieu dans les grandes villes du pays au moment de la passation de pouvoir entre le président Tokaïev et son prédécesseur Noursoultan Nazarbaïev. Pour continuer à exercer son influence sur le pays tout en étant officiellement en retrait, il avait fait réviser la Constitution, provoquant la colère d’une partie de la jeunesse issue des classes moyennes instruites. Plus récemment, l’année dernière, la gestion erratique de la crise sanitaire et ses conséquences économiques n’ont fait qu’alimenter un peu plus le mécontentement social déjà très présent.    

S’il pouvait être prévisible, ce mouvement est néanmoins inédit par son ampleur et ses composantes. Il est singulier parce que cette fois les manifestations ont eu lieu dans l’ensemble du pays et pas seulement dans une région. Il est également inédit parce que ce mouvement est la résultante d’une convergence de luttes. Les protestations sociales des travailleurs se sont mélangées aux contestations politiques des étudiants pour former un large mouvement de récriminations hétéroclites.  

#Kazakhstan Armed security forces are in Almaty. There are also armoured personnel carriers, armoured vehicles, and military trucks. Local police reported that dozens of protesters had been killed. pic.twitter.com/h1vzkKdmjV

— Hanna Liubakova (@HannaLiubakova) January 6, 2022

Avoir écarté le chef historique du pays Noursoultan Nazarbaïev de la tête du Conseil de sécurité n’a pas suffi à calmer la colère de la rue 

Nazarbaïev constituait une figure symbolique du pays. Il avait formellement quitté la présidence depuis 2019 (au pouvoir depuis la chute de l’URSS, NDLR) mais restait influent notamment à la tête du Conseil de sécurité. Son départ était une demande pressante des manifestants qui scandaient le slogan, « Va-t-en, le vieux ». Mais la décision du président Tourkaiev de le limoger pour calmer la colère de la rue n’est évidemment pas une réponse suffisante. D’ailleurs, certains interprètent cette mise à l’écart du pouvoir comme une nouvelle façon de le protéger car les autorités avaient peur pour sa sécurité face à une foule devenue farouchement hostile. 

Les contestataires réclament des changements politiques profonds et des réformes beaucoup plus larges comme un retour à un système parlementaire ou la possibilité d’élire les autorités régionales désignées jusqu’à présent par la présidence. Il s’agit d’un ensemble de mesures qui ont un impact sur la gouvernance politique et économique du pays.

Outre des réformes politiques profondes, une partie de la rue attend de grands bouleversements économiques et notamment une meilleure répartition des richesses. La contestation est partie de l’ouest, région pétrolifère la plus riche du pays, mais aussi là où les conditions de vie sont les plus difficiles. 

Que penser de l’intervention de la Russie et de ses alliés ?  

En envoyant des forces extérieures pour calmer les plus récalcitrants, Tokaiev, envoie un double message. Il affiche d’abord une position ferme et menaçante vis-à-vis des manifestants pour leur dire ‘attention la récré est finie, les choses sérieuses vont commencer, rentrez chez vous’. Car les forces de l’ordre du Kazakhstan ne sont pas en mesure de faire face à la vague de contestation. C’est notamment ce qui ressort des quelques images que l’on peut voir à Almaty. 

Il y a aussi un signal principalement envoyé à la Russie qui consiste à faire acte d’allégeance. Et ainsi obtenir son précieux soutien pour d’éventuelles tensions qui pourraient apparaître à l’intérieur même du système politique du pays, au-delà de ce qui se passe dans la rue. Mais c’est un pari risqué. La décision est très critiquée. Beaucoup voient cet appel aux forces russes et alliées comme une forme de renoncement à la souveraineté du pays. Pire, l’intervention des forces russes peut potentiellement déstabiliser ce pays à dominantes ethniques. Le Kazakhstan est en effet composé d’une mosaïque d’ethnies au sein de laquelle il y a une très importante communauté russe. Il y a toujours eu, depuis l’indépendance, des tensions récurrentes qui ont jusque-là été relativement bien gérées par Nazarbaïev. Mais cette intervention russe pourrait bien mettre à mal ce fragile équilibre. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Russes n’y vont pas seuls. Ils ont veillé à ce que des contingents arméniens, tadjiks, kirghizes soient aussi impliqués.  

Reste que la situation peut aussi avoir des conséquences régionales qu’il est encore difficile de mesurer. Quels effets ce mouvement et l’internationalisation de la crise peut avoir sur le Kirghizstan, par exemple ? Il y a eu aujourd’hui des manifestations au sein de la capitale, Bichkek. Il y a au Kirghizstan, pays qui a connu plusieurs révolutions, un mouvement de sympathie vis-à-vis des manifestants du Kazakhstan. Et l’intervention de contingents kirghizes dans le cadre de l’organisation du traité de sécurité collective suscite, là aussi, une levée de boucliers de la population qui n’apprécie pas que les autorités kirghizes aident les autorités kazakhstanaises à mater les manifestations du pays voisin. Ils ne souhaitent pas non plus voir l’influence de la Russie prendre trop d’ampleur dans la région. Une chose est sûre, les choses risquent de bouger encore beaucoup dans les jours qui viennent. 

Le président Tokaiev, désormais seul pour diriger le pays, est fragilisé par cette contestation politique, économique et sociale…. 

Tokaiev ne doit son pouvoir que parce qu’il était un proche de Nazarbaïev et de son entourage. Il avait été désigné par Nazarbaïev comme son successeur parce qu’il était une figure politique respectée. Jusqu’à présent, il a fait en sorte que le départ de son prédécesseur se passe dans de bonnes conditions, sans que les intérêts économiques du clan soient menacés. Il n’a jamais eu de capital politique propre. Avec ce départ, Tokaiev va devoir conquérir cette légitimité qui lui fait défaut. La chose ne va pas être évidente. Il y a des opposants politiques qui ne vont pas forcément le laisser faire : la demande de redistribution des richesses ne concerne pas que les manifestants. Au sein même du système politique, la répartition des prébendes est un enjeu crucial. Et les violentes répressions des autorités exercées ces derniers jours à l’encontre de manifestants, qui se sont toujours montrés pacifiques jusque-là, ont créé une cassure entre le pouvoir et la population.  

Dans ce contexte délicat, l’attitude de Tokaiev montre pourtant qu’il est vraiment décidé à prendre pleinement le pouvoir. Il a d’ailleurs commencé à placer ses hommes dans les institutions-clés, notamment dans les services de sécurité. Et faire appel aux forces de l’organisation du traité de sécurité collective, dont la Russie est partie prenante, est une manière de s’octroyer le précieux appui de Moscou.  

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