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Comment Moscou utilise le statut d’”agents étrangers” pour harceler les opposants

La Russie a inscrit Nadejda Tolokonnikova, l’une des figures les plus célèbres du groupe contestataire Pussy Riot, sur la liste des “agents étrangers”. Ce statut est de plus en plus utilisé par le pouvoir pour s’en prendre à l’opposition.

“Le gouvernement peut cataloguer ses fesses si ça lui chante !”. C’est ainsi que Nadejda Tolokonnikova, membre fondateur du groupe de rock contestataire Pussy Riot, a réagi à la décision du gouvernement russe, jeudi 30 décembre, de la cataloguer comme “agent étranger”. Quatre autres personnes – dont le célèbre écrivain satirique russe Victor Chenderovitch et le collectionneur d’art et galeriste, Marat Gelman – ont aussi été ajoutées à cette liste. 

Mais aucun de ces nouveaux “agents étrangers” n’a réagi avec le même sens de la provocation et de la désinvolture que l’activiste Nadejda Tolokonnikova, qui a déjà été condamnée à la prison en 2012 pour sa participation à une “prière” anti-Poutine à la cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou. 

“Label très infâmant”

Sur les réseaux sociaux, elle a ajouté à ses déclarations une photo d’elle faisant un doigt d’honneur et a promis de ne pas se plier aux obligations qui incombent aux “agents étrangers”.

Une sortie qui peut donner l’impression que ce statut peut être pris à la légère. Il n’en est rien. D’abord parce que c’est symboliquement stigmatisant : “C’est un label très infamant. Il est comparé en Russie au statut ‘d’ennemi du peuple’ sous Staline”, souligne Elena Volochine, correspondante de France 24 en Russie. 

C’est aussi un statut qui peut avoir des conséquences très concrètes pour qui en porte la marque. Ainsi, c’est lui qui a causé la perte de l’ONG Memorial, ajoutée à cette liste noire en 2015. La justice s’est fondée sur des “violations répétées” des obligations incombant aux “agents étrangers” pour prononcer la très contestée dissolution de cette organisation russe historique de défense des droits de l’Homme, mercredi 29 décembre.

« Pour chacun d’entre nous, c’est très très dur »


Le journaliste d’investigation russe Andrei Zakharov a choisi l’exil, le 28 décembre, assurant qu’il ne pouvait plus supporter la pression d’une “surveillance sans précédent” dont il faisait l’objet depuis qu’il avait été ajouté, lui aussi, à la liste des “agents étrangers” en octobre 2021.

À l’origine, Moscou avait justifié l’adoption en 2012 d’une loi instaurant un statut “d’agent étranger” comme une simple version russe d’une réglementation similaire qui existe aux États-Unis. “Cette loi n’empêche rien. Elle n’est pas contraignante et sert uniquement  à améliorer la transparence dans la vie publique en Russie”, avait déclaré le président russe Vladimir Poutine à l’époque. 

Pendant quelque temps, le pouvoir russe s’est d’ailleurs gardé d’avoir la main trop lourde en la matière. Mais “à partir de 2014 et l’annexion de la Crimée, Moscou commence à vraiment utiliser cette loi plus souvent”, raconte Elena Volochine. Il est alors devenu clair pour les opposants à Vladimir Poutine que ce statut d’agent étranger va surtout servir à harceler et museler l’opposition.

Une récompense internationale peut suffire

Depuis le tournant de 2014, le pouvoir russe n’a eu de cesse d’étendre le champ d’application de ce dispositif tout en le rendant toujours plus contraignant. Ainsi, au départ, seules les ONG financées par l’étranger pouvaient être ajoutées à la liste. Le législateur a ensuite élargi la réglementation aux médias en 2017. Deux ans plus tard, il a franchi un nouveau cap en permettant de considérer directement des journalistes et plus seulement des entités comme “agents étrangers”. Enfin, depuis décembre 2020, il suffit d’avoir “une activité politique” et des “liens financiers avec l’étranger” pour risquer de finir sur cette liste.

Le Kremlin s’est d’ailleurs bien gardé de définir précisément ce qui constitue un “lien financier avec l’étranger”. “Il est clair qu’il en a une appréciation très large”, constate OVD-Info, un média russe désigné lui-même comme “agent étranger” par les autorités, dans un rapport sur l’application de ce statut en Russie publié en novembre 2021. Le simple fait de participer à un voyage de presse organisé par une entité étrangère, de recevoir des cadeaux par des amis installés à l’étranger ou de gagner une récompense dans une compétition internationale, notent les journalistes d’OVD-Info.

Depuis septembre 2021, le lien financier avec l’étranger ne semble même plus nécessaire. Le FSB – service de renseignement intérieur russe – a publié un document qui comporte une soixantaine de sujets liés au secteur militaire – corruption dans l’armée, développement de nouvelles armes, moral des troupes, etc – qui peuvent valoir à un journaliste le statut d’agent étranger s’il enquête sur ces sujets.

Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que la liste n’en finisse pas de s’allonger. Elle est passée de moins de 20 entités et personnes en 2019 à plus de 110 en 2021. Pour certains, le nombre d’agents étrangers ainsi désignés représente même une jauge de l’intensité de la chasse aux opposants. “Plus la répression s’accentue, plus il y a de noms ajoutés à la liste”, résume Elena Volochine.

Et le fait d’y apparaître “est très contraignant d’un point de vue logistique et opérationnel”, assure la correspondante de France 24. Il faut faire un rapport tous les trimestres pour détailler ses activités, dire quelles sommes ont été reçues de l’étranger et comment elles ont été dépensées.

“Je n’ai plus de vie privée car le ministère de la Justice sait absolument tout de moi, jusqu’à la marque de tampons que j’utilise. Je dois remplir tous les trois mois 84 pages de formulaires pour justifier toutes mes dépenses”, a raconté la journaliste Lyudmila Savitskaya qui s’est retrouvé sur la liste des agents étrangers fin 2020.

“Terrain miné”

Autre obligation pour ces individus : préciser dans tous leurs écrits – livres, journal, carte de visite, réseau sociaux – qu’ils sont des “agents étrangers”. Le moindre manquement peut conduire à une amende, à une peine de prison ou à une fermeture, dans le cas d’ONG ou de médias. 

“C’est aussi une manière détournée d’empêcher ces personnes d’utiliser Twitter pour s’exprimer”, écrit OVD-Info. Le bloc de texte que ces “agents” doivent insérer dans chaque publication occupe 220 signes sur les 280 maximum d’un tweet. 

“Cette loi est une arme d’autant plus efficace qu’elle peut être utilisée rétroactivement”, précise Mark Galeotti, spécialiste des questions de sécurité en Russie, contacté par France 24. Mais pour cet expert, le principal intérêt de cette loi aux yeux du pouvoir est “qu’elle fragilise ceux qui sont concernés”.

“Une fois qu’on est sur la liste, on devient vulnérable à d’autres types d’attaques, notamment judiciaires, parce qu’il y a tellement de nouvelles obligations qu’il faut suivre”, précise-t-il. En d’autres termes, une fois qu’on est ainsi fiché, “on rentre dans un terrain miné”, conclut Dmitry Treshchanin, éditeur de Mediazona, un site d’information, dans une table ronde sur la portée de ce statut diffusée sur YouTube en novembre 2021.

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