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Aux États-Unis, le traumatisme des camps de survie pour “adolescents à problèmes”

Enlevés dans leur chambre en plein milieu de la nuit, puis emmenés à l’isolement, sans rien à boire ni manger, obligés de faire des travaux physiques éprouvants et de suivre une “thérapie d’attaque”… Voilà ce qui est arrivé à plus de 120 000 jeunes adolescents aux États-Unis, lors de leur passage par des centres censés aider les “ados à problèmes”. Aujourd’hui, ils dénoncent et partagent leurs expériences sur les réseaux sociaux, notamment TikTok.

Né dans les années 1960 aux États-Unis, le business des “adolescents à problème” représente aujourd’hui plusieurs milliards de dollars. Que ce soit via des internats privés hors du système scolaire, des centres de traitement ou via des camps de survie en pleine nature, ce secteur propose des programmes présentés comme des thérapies pour adolescents avec des problèmes de comportement, de santé mentale, de dépendance à l’alcool ou aux drogues, ou encore avec un trouble de l’alimentation. 

Mais en réalité, certains jeunes ayant participé à ces programmes disent y avoir subi des abus émotionnels et physiques qui les ont traumatisés à vie. Ils dénoncent aujourd’hui cette industrie sur les réseaux sociaux via avec le hashtag #BreakingCodeSilence (briser le code du silence) qui a réuni plus de 320 millions de vues sur TikTok.

“Il y avait des barreaux à notre unique fenêtre et ils nous enfermaient à clé la nuit pour qu’on ne puisse pas s’échapper”

Lee (nom d’emprunt) est aujourd’hui professeur auxiliaire et spécialiste des droits de l’Homme. En 2007, elle a passé trois mois dans un camp de survie pour adolescent à problèmes. Le programme qu’elle suivait, le New Horizons Youth Ministries (NHYM, Programme nouveaux horizons pour la jeunesse) est implanté en Indiana, en République dominicaine et dans l’état canadien de l’Ontario. Il propose des “thérapies par immersion en milieu chrétien” et des “thérapie par choc culturel”. Les méthodes abusives de ces programmes ont déjà été décrites dans un documentaire et un mémoire.

Lee pense que ses parents ne connaissaient pas la véritable nature de ce programme, qu’ils ont été trompés et l’ont envoyée là-bas pour qu’elle puisse se conformer à leurs principes conservateurs et chrétiens, son opposition étant source de nombreuses disputes dans la famille. Elle raconte à la rédaction des Observateurs de France 24 son expérience :

L’idée, c’était de nous choquer et de nous déstabiliser psychologiquement en nous plaçant dans un endroit isolé et sauvage, d’où nous ne pouvions pas nous échapper, ni obtenir de l’aide. Puis ils nous forçaient à nous soumettre à leur programme. Lorsque l’un d’entre nous hésitait ou faisait preuve de résistance, ils nous punissaient et nous humiliaient, souvent devant les autres. Le sentiment écrasant d’impuissance et de douleur nous poussait, psychologiquement, à toujours obtempérer. 

Nous étions mal nourris et j’ai très vite perdu du poids, jusqu’à ce que je sois d’une maigreur maladive. Ils contrôlaient avec précision tout ce que nous mangions, quand nous mangions et dans quelle quantité. Ce contrôle de la nourriture était parfois utilisé comme une punition et une tactique de manipulation pour nous faire « craquer ». Souvent, ils ne nous permettaient pas non plus d’avoir d’intimité ou une hygiène personnelle appropriée, comme l’accès aux douches et aux toilettes. 

Nous étions huit filles entassées dans une seule pièce d’une petite cabane dans les bois. Il y avait des barreaux aux quelques rares fenêtres et ils nous enfermaient à clé la nuit pour qu’on ne puisse pas s’échapper.

En journée, nous devions suivre des programmes religieux, des séances de « thérapie » et des travaux forcés. Imaginez : un groupe d’enfants transportant de lourds troncs d’arbres sur leur dos pendant des heures. Peu importe qu’on se sente fatigués ou mal, nous devions continuer ou c’était pire. Chaque nuit, j’étais trop épuisée, physiquement et psychologiquement, pour penser sérieusement à m’échapper. Il fallait avant tout survivre.

Ces programmes ont souvent recours à des “thérapie d’attaque” ou des “thérapie de milieu”, des méthodes popularisées dans les années 1960-1970 comme alternative aux traditionnels traitements psychologiques. Dans une thérapie d’attaque, un patient doit subir des attaques verbales ou être humilié par son thérapeute ou par d’autres patients, le but affiché étant de le “briser” pour le forcer à avoir un meilleur comportement. Des thérapies de milieu consistent à mettre des patients dans une communauté pendant plusieurs mois.

La thérapie d’attaque et les méthodes du type “qui aime bien châtie bien” ont été largement discréditées par les psychologues. Si des éléments de la thérapie de milieu peuvent être bénéfiques à certaines personnes dans des environnements soigneusement contrôlés, des centres privés la pratiquent sans réglementation, ce qui a conduit par le passé à des séquelles, des abus, voire à des décès. Un site web documente les 191 décès survenus – accidents ou suicides – dans des programmes de traitement pour adolescents aux États-Unis depuis 1971.

Le « code de silence » fait référence à une punition courante dans ce type de programmes : le « patient » est isolé socialement et n’est pas autorisé à parler. De manière générale, les jeunes de ces camps sont régulièrement séparés des autres participants et empêchés de contacter leurs amis et leur famille restés au pays.

Kidnapping au milieu de la nuit

L’association “Breaking Code Silence“ (Briser le code du silence) a été créée en mars pour apporter un soutien aux survivants et attirer l’attention sur l’industrie des adolescents en difficulté. Le mouvement a pris de l’ampleur après que la célébrité américaine Paris Hilton a parlé de son expérience personnelle dans ces établissements et a commencé à faire pression pour que des mesures fédérales soient prises afin de garantir que les enfants n’y soient pas maltraités.

Et pour emmener les adolescents dans ces programmes, l’une des principales méthodes utilisée est celle du kidnapping : les parents acceptent que leur enfant soit emmené contre son gré de leur domicile, parfois même au milieu de la nuit. 

« Je pense que l’un des principaux arguments de vente pour faire venir les enfants, c’est d’exploiter la peur des parents”, explique Vanessa Hughes, directrice de Breaking Code Silence, à la rédaction des Observateurs de France 24. « ‘Si votre enfant ne reçoit pas d’aide tout de suite, il va finir mort ou dans la rue’, on entend ça encore et encore, et c’est terrifiant pour un parent. [Avec le kidnapping], je pense que le message est : ‘Si vous essayez d’emmener votre enfant ici tout seul, il va s’échapper ‘” 

Cette étape annonce la couleur de ce qui attend l’enfant dans ce type de traitement. Et cela rend presque impossible pour lui d’atteindre un niveau de confort et de vulnérabilité avec les professionnels de la santé mentale présents, selon le Dr Hughes.

« Des jours, sans nourriture, sans eau, sans couverture ni provisions »

Bien que Lee n’ait pas été « kidnappée », elle a connu de fréquentes périodes d’isolement et de punition :

L’expérience la plus traumatisante de « thérapie de survie en milieu sauvage » que j’ai vécue, c’était l’isolement forcé dans une zone très reculée. Ils m’ont dit des choses horribles et dégradantes, avant de m’emmener en bateau et de me laisser sur une toute petite île au milieu d’un lac. J’ai été abandonnée là, seule. Parfois, ils nous laissaient pendant des jours, sans nourriture, sans eau, sans couverture ni provisions. Je me souviens de la première fois où j’ai été laissée seule à l’extérieur pendant 24 heures : il pleuvait à verse et j’étais complètement trempée, je grelottais de froid, j’avais faim, soif et peur. Au bout d’un moment, je me suis sentie folle,  je criais dans ma tête parce que personne ne pouvait m’entendre.

Le pire dans ce programme pour moi, ce n’était pas la violence physique ou sexuelle : ces traumatismes sont horribles et me hantent encore aujourd’hui, mais au moins les bleus et les blessures corporelles guérissent. La violence psychologique est de loin la plus difficile à surmonter. Si vous ne l’avez pas vécu, vous ne pouvez pas comprendre ce que c’est que d’être soumis à un lavage de cerveau pendant l’enfance dans ce contexte, de voir sa volonté s’effondrer au gré des dégradations et des humiliations. C’est déshumanisant et tellement déroutant. C’est difficile d’accomplir les gestes simples de la vie et de se sentir en sécurité avec d’autres personnes, même des années plus tard. C’est pourquoi les survivants de ces camps restent si souvent cachés, en silence, ou parlent même favorablement de leur programme après y avoir subi des abus importants. Nos esprits ont été complètement manipulés.

Les programmes pour adolescents à problème promettent souvent d’avoir recours à la logique du “qui aime bien châtie bien”, faisant valoir une communauté forte et soudée ainsi que des activités pour forger le caractère afin d’aider les adolescents dans leur crise. Ces programmes décrivent les méthodes de thérapie d’attaque comme efficace. Si ces programmes de traitement peuvent attirer les parents et sembler attrayants sur le papier, la réalité est souvent bien différente, selon le Dr Hughes. 

« Il y a des programmes qui parlent de thérapie équine et de chevaux, mais la réalité est tout autre, certains jeunes passés par ces programmes n’ont en fait même pas pu quitter le bâtiment ou sortir pendant des mois », a-t-elle expliqué. « Une grande partie de ce qui est vendu aux parents est en fait un très bon traitement, mais cela ne semble pas être ce qui est appliqué en réalité. »

New Horizons Youth Ministries a cessé son activité en 2009, sa licence ayant été révoquée par l’État de l’Indiana, mais une partie de sa propriété a été reprise par un autre « internat thérapeutique pour adolescents en difficulté » appelé Crosswinds, qui a affirmé dans une déclaration qu’il n’est pas affilié à NHYM et n’utilise pas les mêmes méthodes.

Bien qu’il soit difficile d’estimer le nombre exact de programmes pour « adolescents à problème  » – et combien d’entre eux utilisent des méthodes dangereuses et abusives – de nombreux autres programmes thérapeutiques et de pleine nature pour les jeunes fonctionnent toujours en utilisant les mêmes types de « thérapies ».

Un business peu réglementé à plusieurs milliards de dollars  

Les parents paient des milliers, parfois des dizaines de milliers de dollars par mois pour envoyer leurs enfants dans ces programmes. New Horizons Youth Ministry, par exemple, demandait entre 3 000 et 6 000 dollars par mois en 2006. Les parents étaient alors encouragés à contracter des prêts, à hypothéquer leur maison ou à vendre leurs biens pour payer des frais qui pouvaient atteindre les 150 000 dollars. 

Ce secteur, qui génère donc des milliards de dollars par an, est difficile à réglementer, car les États américains ont des lois différentes en matière de garde d’enfants et d’établissements de traitement. Et certains programmes religieux échappent aux réglementations de licence en raison de la législation sur la liberté religieuse dans certains États, ce qui facilite grandement leur création et complique leur fermeture. Dans 22 États, les écoles privées ne sont pas légalement tenues d’être enregistrées auprès de l’État, ce qui permet à ces types de programmes de fonctionner en toute discrétion, sans inspections ni normes à respecter. 

« Quand certains établissements ferment, ils réapparaissent souvent sous un autre nom », explique le Dr Hughes. “Il suffit d’ouvrir un bâtiment, d’accrocher une banderole et de dire : ‘Hé, nous allons aider vos enfants’. Et l’argent coule à flots parce que le besoin est là. Parce qu’il n’y a pas d’alternatives dans la communauté pour ces familles stressées. »

Ce manque de réglementation signifie aussi que le personnel encadrant les enfants n’est souvent pas qualifié et n’a besoin que d’un diplôme d’études secondaires. De nombreux programmes ne disposent d’aucun professionnel de santé ou psychologue à plein temps sur place, et font donc appel à des médecins de passage, qui établissent des diagnostics rapides et n’assurent pas le suivi des patients.

Les survivants doivent faire face à des impacts psychologiques à long terme

Emmanuel Monneron est psychiatre et milite contre ce business pour “adolescent à problème”. Il explique à la rédaction des Observateurs de France 24 que ces programmes de traitement non réglementés peuvent avoir des conséquences graves sur le long terme, comparés à une prise en charge médicale, fondée sur des données factuelles pour traiter les problèmes courants chez les adolescents.

Beaucoup de jeunes qui sont envoyés dans ces programmes ont des antécédents de traumatismes psychiques. Le fait d’extraire un jeune vulnérable de sa communauté, donc de supprimer tout lien avec ses amis, sa famille, tous ses soutiens, peut affecter sa santé psychique et émotionnelle, et mener à la dépression ou à des troubles de l’anxiété.

Ils utilisent la contention, l’isolement. Se pose aussi la question de la violence, des abus au niveau émotionnel. Des facteurs de stress qui se répètent parfois quotidiennement pendant des années. Et donc, ça donne lieu à ce qu’on appelle les complexes post-traumatiques, liés à des facteurs de stress répétés et qui se traduisent souvent par une hyper vigilance. Ce qu’on appelle les syndromes de reviviscence qui entraînent des flashbacks avec des cauchemars

Le Dr Monneron précise qu’à long terme également, l’immersion dans ces programmes peut être néfaste pour les adolescents, car elle réduit la stimulation et l’indépendance pour prendre des décisions au niveau cognitif. Il est donc difficile pour ceux passés par les camps de revenir à une vie normale. Cela peut également les rendre moins enclins à rechercher des soins psychologiques après avoir quitté le programme.

Lee conclut : 

J’ai quitté le programme avec un C-PTSD (trouble complexe de stress post-traumatique). Après des années de guérison par la thérapie et le contact avec d’autres survivants, je suis enfin capable d’en parler davantage, mais c’est difficile. Il y a des centaines de milliers de survivants de ces thérapies, et d’enfants qui sont actuellement abusés par l’industrie des adolescents en difficulté. Je m’exprime pour moi, pour ma propre guérison et ma liberté, mais surtout pour eux : je ne veux pas que quelqu’un d’autre vive ce que j’ai vécu.

Source

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