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Migrants dans la Manche : « La crise s’explique par le Brexit qui agit comme un poison lent entre Paris et Londres »

Dans une lettre publiée jeudi soir sur Twitter, le premier ministre britannique, Boris Johnson, a demandé « un accord bilatéral de réadmission pour permettre le retour de tous les migrants illégaux qui traversent la Manche ». Cette lettre est « indigente sur le fond et totalement déplacée sur la forme », a fustigé vendredi matin le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, sur BFM-TV. En réponse, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a annulé l’invitation de son homologue britannique, Priti Patel, à la réunion de dimanche consacrée aux migrants.

Nos journalistes Julia Pascual, spécialiste des questions d’immigration, et Cécile Ducourtieux, correspondante du Monde au Royaume-Uni, ont répondu à vos interrogations sur les tensions diplomatiques entre Paris et Londres au sujet des traversées de la Manche par des migrants.

Thomas : Pourquoi la Manche est-elle devenue une route migratoire si importante ? Cette situation rend-elle caducs les accords entre la France et le Royaume-Uni sur la gestion des migrations ?

Julia Pascual : La Manche et la mer du Nord sont devenues une route migratoire importante en 2018 sous l’effet de la sécurisation accrue du port de Calais et de l’Eurotunnel. Il y a sûrement eu aussi un « effet Covid-19 » avec la mise à l’arrêt des transports routiers et aériens. Les gens cherchent constamment un moyen de passer. Les traversées maritimes ont cet avantage de « mieux réussir » que les autres.

Jack : Pourquoi ne laisse-t-on pas les exilés prendre le ferry et la Grande-Bretagne régler à leur arrivée le problème de l’accueil ou du rapatriement, selon les cas ? Après tout, il s’agit de leur frontière et ils ne font plus partie de l’Europe. Cela sauverait des vies, ferait disparaître les passeurs et gagner de l’argent aux agents de voyage.

J. P. : Les accords du Touquet et le protocole additionnel de Sangate ont localisé la frontière côté français. Ce sont des accords bilatéraux qui n’ont finalement pas de rapport avec l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE. Que se passerait-il si la France décidait unilatéralement de ne pas respecter ces accords et laissait les gens passer ? Les Britanniques pourraient éventuellement instruire leurs demandes d’asile au titre de la Convention de Genève, mais ils pourraient aussi décider de renvoyer ces personnes en France, en dépit de l’absence d’accord de réadmission entre les deux pays. Si la France viole les traités, le Royaume-Uni peut aussi décider de s’asseoir sur le droit.

Alexis : Cela fait plusieurs années qu’il y a des problèmes récurrents concernant les migrants entre la Grande-Bretagne et la France. Pourquoi cette question devient-elle si épineuse en peu de temps ?

Cécile Ducourtieux : Le phénomène des « small boats » est apparu à partir de 2018, après que les efforts, côté français, pour sécuriser le tunnel sous la Manche, ont été tels qu’ils ont bloqué presque toute possibilité pour les migrants, de monter dans des camions. Et, manifestement, les réseaux de trafiquants, se sont engouffrés sur ce créneau des « small boats », extrêmement rentable, en exploitant la détresse des gens. Pour les ONG côté britannique, les passages ne sont pas forcément beaucoup plus importants (en nombre) qu’il y a quelques années (on est à environ 26 000 traversées réussies depuis début 2021), mais ils sont nettement plus visibles (les bateaux arrivent presque tous entre Douvres et Dungeness, des activistes d’extrême droite, à commencer par Nigel Farage, filment leurs arrivées), ce qui rend le problème plus aigu politiquement pour Boris Johnson.

Aimeric : Le Royaume-Uni n’a-t-il pas plus à perdre que la France à ne pas travailler en partenariat ? La France ne pourrait-elle pas laisser passer les immigrants et laisser le Royaume-Uni se débrouiller ?

C. D. : Effectivement, le Royaume-Uni a théoriquement tout intérêt à collaborer avec la France, qui pourrait très bien dénoncer les accords du Touquet et ne plus jouer un rôle – pas facile à assumer politiquement – de gardienne de la frontière britannique sur son propre sol. Le gouvernement britannique donne parfois l’impression d’avoir perdu de vue cette réalité. D’autant qu’il ne dispose par ailleurs pas des moyens légaux ni des accords adéquats pour renvoyer les migrants quand ils arrivent sur ses plages. Le gouvernement Johnson espère l’adoption rapide au Parlement britannique d’une réforme de l’asile qui rendrait possibles les « pushbacks » (le renvoi des bateaux vers les eaux françaises) et l’envoi des demandeurs d’asiles dans des destinations « offshore », le temps que leurs demandes soient examinées, mais pour l’instant aucun pays tiers ne s’est manifesté pour héberger ces centres « offshore », et déjà, au moins trois ONG britanniques ont annoncé attaquer en justice le principe des « pushbacks ».

LL44 : Qu’est-ce qui rend la Grande-Bretagne si attractive aux migrants ?

C. D. : Beaucoup de migrants qui tentent, ou réussissent, le passage de la Manche, ont déjà de la famille sur place, et ils parlent l’anglais, un peu ou parfaitement. Les conditions de vie – de survie plutôt – dans les environs de Calais sont par ailleurs terribles. Les demandeurs d’asile n’ont pas le droit de travailler au Royaume-Uni – tout comme ailleurs en Europe, mais le marché « gris » du travail illégal est relativement important dans certaines villes des Midlands, et pourrait attirer certains d’entre eux. Enfin, le Royaume-Uni a été jusqu’au tournant des années 2010 un pays où il était très facile de s’installer quand on vient de l’étranger. Cela a beaucoup changé avec l’environnement « toxique » créé par le Home Office et le Brexit, mais cette réputation d’ouverture est peut-être tenace.

Popo : Pourquoi les autorités françaises ne dénoncent-elles pas plus souvent la « souplesse » du marché du travail au Royaume-Uni, qui est l’une des raisons pour lesquelles des hommes et des femmes mettent leur vie en danger en traversant la Manche ?

J. P. : Les autorités le font régulièrement. Mais il y a d’autres raisons qui motivent le désir d’Angleterre. Les gens ont des attaches familiales ou communautaires outre-Manche. Beaucoup de migrants dans la région de Calais veulent aller demander l’asile au Royaume-Uni, car elles ne peuvent plus le faire en Europe. Soit parce qu’elles ont déjà été déboutées dans un Etat membre, soit parce que leurs empreintes ont été enregistrées dans un Etat membre et pas celui dans lequel elles veulent vivre. En allant au Royaume-Uni, elles veulent s’affranchir du règlement de Dublin.

Jean-Marc Lutin : Que disaient les accords du Touquet ? Et comment les remettre en cause ?

J. P. : Les accords du Touquet peuvent être dénoncés unilatéralement par la France. Un préavis de deux ans est toutefois prévu, pendant lequel ils continuent de s’appliquer. Ces accords prévoient que les contrôles des personnes en partance pour le Royaume-Uni sont effectués au départ des trains et des bateaux, c’est-à-dire en France. Et réciproquement pour les personnes voulant se rendre en France depuis le Royaume-Uni. Le gouvernement actuel ne semble pas vouloir remettre en cause le Touquet. D’une part, il argue que le traité permet des circulations fluides entre les deux pays, pour ce qui relève des flux réguliers. D’autre part, il considère que si on dénonçait les accords du Touquet, cela enverrait un signal d’ouverture et aurait pour effet d’attirer davantage de migrants dans la région de Calais, en quête de traversée, autrement dit d’empirer l’effet « appel d’air ».

Lucie : Est-ce que l’immigration à travers la Manche reflète la faiblesse et l’erreur de l’une des principales motivations du référendum sur le Brexit (l’idée d’une réclamation des frontières au Royaume-Uni) ?

C. D. : Reprendre le contrôle des frontières, ce fameux slogan des brexiters, était effectivement une promesse difficile à tenir, le Royaume-Uni dépendant déjà, au travers des accords du Touquet, du bon vouloir de la France pour surveiller sa frontière depuis les plages du Pas-de-Calais. Sans étroite collaboration avec la France, sans partage des tâches, des coûts, partage de l’accueil des migrants aussi, impossible de « reprendre le contrôle » des frontières. Mais les promoteurs du Brexit ne se sont pas embarrassés de subtilité quand ils ont fait campagne, en 2016. A l’époque, ils ont même exploité l’énorme contre-vérité selon laquelle Bruxelles s’apprêtait à intégrer la Turquie dans son sein.

Martin : Quand la crise diplomatique entre Paris et Londres a-t-elle commencé ? Avec le Brexit ?

C. D. : La crise s’explique en effet par le Brexit qui agit comme un poison lent entre Paris et Londres. Emmanuel Macron a adopté durant toutes les négociations du Brexit une position très ferme – en ligne avec le reste des Européens, mais en plus ferme. Cette attitude est considérée comme hostile par les brexiters, qui pensent que Paris fait tout pour faire échouer le Brexit. Boris Johnson n’hésite pas à instrumentaliser ces différends avec la France pour des raisons de politique intérieure : une bonne partie des conservateurs adorent une bonne dispute avec les Français. L’histoire et les tenaces préjugés entre nos deux pays ne sont jamais très loin (perfide Albion d’un côté, président-Napoléon de l’autre, etc.). Paris semble persuadée que Londres ne distille les licences aux pêcheurs français que pour entretenir cette brouille. Paris a tendance à minimiser les difficultés engendrées par l’accord Brexit en Irlande du Nord. L’alliance Aukus entre Australie, Royaume-Uni et Etats-Unis, vécue comme un traumatisme par Paris, a rendu la relation encore plus toxique.

Cédric : Boris Johnson bénéficie-t-il du soutien de la population britannique dans ce dossier ?

C. D. : Ce qu’il est possible de dire à ce sujet, c’est que les Britanniques ont voté en 2016 à une majorité (courte) de 52 %, pour quitter l’UE. A l’époque, mettre fin aux arrivées massives de populations européennes, notamment venues de l’est, a été un argument central de la campagne référendaire des « brexiters ». Le drame de mercredi a suscité une forte émotion au Royaume-Uni, et beaucoup de compassion pour les victimes et leurs familles. Mais le sujet « migration » est délicat – tout comme en France. A en croire un sondage tout récent de l’institut YouGov, il constitue désormais la troisième préoccupation des Britanniques. La gauche britannique (les travaillistes) aborde d’ailleurs le sujet avec énormément de précaution, réclame de « l’humanité », plus de collaboration avec la France, dit qu’elle ne va pas voter la réforme de l’asile de la ministre de l’intérieur Priti Pate, mais n’a pas de plan concret.

Le Monde

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