Lancée en France il y un an, The Sorority, une application contre les violences faites aux femmes, a fait son entrée au Maroc début octobre 2021. Une bouffée d’espoir pour les toutes premières utilisatrices, qui dénoncent une société gangrénée par les violences sexuelles.
« Si on parvient à aider des femmes victimes de violences en France, on peut le faire dans tous les pays du monde » : tel est le pari qui a poussé Priscillia Routier Trillard, Parisienne âgée de 34 ans, à exporter son projet de l’autre côté de la Méditerranée : The Sorority, une application qu’elle inaugurait dans l’Hexagone en septembre 2020, vient de faire son entrée au Maroc, le 16 octobre.
The Sorority invite femmes et minorités de genre à faire front commun face à tous les types de violences, dans l’intimité familiale comme dans la rue, ou au travail.
Au cœur de la palette d’outils proposée par l’application, la signalisation d’un danger immédiat. Un bouton d’alerte envoie une notification aux utilisatrices alentour, grâce à un système de géolocalisation. Une messagerie instantanée permet ensuite à la victime d’échanger avec les autres utilisatrices, et d’obtenir une aide concrète. Ou aussi un soutien moral : The Sorority est une communauté, dont le maître-mot est la “bienveillance”, poursuit Priscillia Routier Trillard.
Un problème de société
Sarah*, 32 ans, est une des premières Marocaines à avoir rejoint l’application. Dès l’âge de 14 ans, l’adolescente est confrontée à un harcèlement régulier sur le chemin qui sépare l’école du domicile familial. Un garçon s’en prend physiquement à sa petite sœur Amal*, 13 ans à l’époque.
Ces deux Casablancaises ont grandi dans le quartier « Les Princesses », certes huppé. Mais au Maroc, on peut se faire harceler « absolument partout, et par n’importe quel type d’homme », soupire Sarah.
Asma El Ouerkhaoui n’a pas hésité, elle aussi, à s’inscrire sur The Sorority dès son lancement au Maroc. À Rabat, cette informaticienne de 39 ans s’habille en garçon-manqué. « Mettre une jupe, ce serait prendre trop de risques. Mais il ne faut pas croire qu’une tenue traditionnelle préserve des appétits masculins : mes amies voilées sont elles aussi ciblées ».
Le style vestimentaire est un fallacieux instrument de culpabilisation féminine, ajoute Sarah : “Dès lors que l’agresseur perçoit que tu es une femme, tu es foutue. Peu importe la surface de tissu qui te couvre”.
Diplômée de la faculté de droit de Bordeaux, elle se rappelle ne jamais avoir ressenti un « degré de menace aussi élevé » lorsqu’elle vivait loin de son pays : « Nous sommes confrontés à un véritable problème de société au Maroc. Il est plus que temps d’arrêter de nous voiler la face ».
Chez Sarah, comme pour toutes les interlocutrices contactées par France 24, la puberté s’est annoncée via le harcèlement : « Quand tu es marocaine, tu comprends que tu n’es plus enfant au regard lubrique que te jettent désormais certains hommes de l’âge de ton père ».
Culpabilisation de la victime
Des abus sexuels filmés et diffusés sur la toile par les assaillants, une kyrielle d’affaires incestueuses étouffées par les familles, des viols infantiles, une femme de 96 ans abusée par un groupe de jeunes : au Maroc, l’énumération des faits récents d’agressions sexuelles a de quoi donner le vertige.
Les chiffres aussi : en 2019, une enquête du ministère marocain de la Famille révélait que plus d’une Marocaine sur deux affirme avoir été victime de violences sexuelles. Seules 6 % d’entre elles osent toutefois porter plainte, et moins d’une femme victime de violences conjugales sur dix met un terme à sa relation maritale, selon une autre statistique publiée par les autorités.
Toutes les personnes contactées par France 24 connaissent des femmes violées, ou battues par leur conjoint. Aucune n’a accepté de parler même sous couvert d’anonymat.
Rien de surprenant pour Zaïnab Aboulfaraj, une journaliste de Casablanca. « La frange la plus conservatrice de notre société parvient à inoculer à beaucoup d’entre nous l’idée qu’une femme victime de viol – de par sa conduite ou sa tenue – mériterait un tant soit peu ce qui lui arrive ».
Dès lors, pour la plupart des femmes, « parler d’un abus sexuel, c’est le summum de la ‘hchouma’ (la « honte » en arabe marocain, NDLR) », poursuit la jeune fille.
Au printemps 2020, Zaïnab elle-même a d’abord cru qu’elle ne parviendrait jamais à rencontrer des femmes violées. “Les associations de soutien aux victimes que j’ai contactées me prenait pour une folle”, raconte-t-elle. Au bout de plusieurs mois, quatre femmes finissent par accepter de se confier à Zaïnab. Elles lui cachent jusqu’à leur prénom ou lieu de résidence.
Ainsi est née la websérie #TaAnaMeToo (« #Moi aussi je suis MeToo »). Derrière l’anonymat du format animé, quatre victimes de viols y brisent le silence.
Zaïnab, elle aussi, a longtemps caché ses traumatismes comme une honteuse blessure. Jusqu’à ce jour, elle n’avait jamais osé évoquer auprès d’un journaliste le jour où, dans le quartier pourtant animé d’Agdal à Rabat, une bande de garçons l’avait encerclée pour lui imposer des attouchements.
Elle n’avait même pas 15 ans. « En aidant d’autres femmes à partager leurs douleurs, j’ai apaisé les miennes », confie Zaïnab.
Un public encore restreint
« Si seulement j’avais eu accès à un outil comme « The Sorority » en 2004″, regrette Loubna Raïs, consultante en développement international. Cette année-là, lors d’une nuit, Loubna a échappé par miracle à une tentative de viol et s’est retrouvée seule dans une ville qu’elle ne connaissait pas.
Avec d’autres militantes du collectif Masaktach (« on ne se taira pas »), Loubna avait longtemps rêvé de développer une application d’entraide féminine. Aussi, rejoindre The Sorority s’est imposé à cette quadragénaire comme une évidence.
À ce jour, Loubna fait partie des 117 Marocaines qui l’ont téléchargée depuis le 16 octobre. Mais seulement une quarantaine se sont effectivement inscrites sur l’application, essentiellement entre Rabat et Casablanca.
Utilisatrices à Casablanca et sa région, 20 octobre 2021 – capture issue du système de géolocalisation de « The Sorority » © THE SORORITY
Utilisatrices à Rabat et sa région, 20 octobre 2021 – capture issue du système de géolocalisation de « The Sorority » © THE SORORITY
Le Maroc jouit certes d’un accès relativement développé à un Internet, et 75 % des Marocains possèdent un smartphone.
Mais avec un smic mensuel de 2 829 dirhams (271 euros) et des recharges Internet à 10 dirhams (1 euro) le gigaoctet, quel pourcentage de la population peut s’offrir le luxe d’une application connectée ? C’est la question que pose Raw, créatrice sur Instagram de “Sobisate.tv” – une communauté dédiée aux causes féministes et des minorités de genre en Afrique du Nord.
« N’oublions pas non plus qu’il s’agit d’une application francophone. Laquelle n’atteint donc pas les milieux exclusivement arabophone ou analphabète, majoritaires dans notre pays », ajoute Raw, elle-même inscrite sur The Sorority.
Une société en mal de sororité ?
En janvier 2021, la danseuse Maya Dbaich raillait et insultait certaines victimes de viols qui « l’avaient bien cherché » dans certains cas, selon elle.
En septembre dernier, l’agression sexuelle d’une jeune femme en pleine rue à Tanger (nord du Maroc) par un garçon de 15 ans – qui avait partagé la vidéo sur le web – donnait lieu à une interview ubuesque sur ChoufTV. On y voyait une voisine de l’agresseur prendre sa défense et incriminer la jeune fille.
Blâmer la victime est un phénomène courant dans le Royaume chérifien. Que des femmes s’y prêtent attire l’attention médiatique marocaine, et suscite l’ire des sphères féministes.
Mais il faut éviter de tomber dans le piège simpliste qui consiste à considérer « la femme comme le pire ennemi de la femme », tranche Sarah.
« Que ce ‘second viol’ médiatique soit le fait de femmes peut indigner. Mais cela s’explique », poursuit la jeune femme. « La société dans laquelle nous vivons inculque à tous – hommes comme femmes – que ces dernières sont fautives. Et la partie dominée a tellement internalisé ce conditionnement qu’elle finit par le faire sien. »
En fin de course, ces polémiques éloignent notre regard du problème originel, conclut la jeune Marocaine : « La pensée patriarcale, qui entretient la brutalité dont les femmes continuent de faire l’objet chaque jour ici ».
« Un vent nouveau »
« Le tableau demeure sombre et, pourtant, un vent nouveau souffle sur le Maroc », estime Zaïnab Aboulfaraj.
« Jadis bridée, la jeunesse marocaine est dotée d’une arme que ses aïeux n’ont pas eu la chance d’avoir : les réseaux sociaux », se réjouit la journaliste, qui a décidé de rejoindre The Sorority suite à son interview pour France 24.
De nombreux comptes Instagram tels que Sobisate.Tv, No.hchouma ou La vie d’une Marocaine ont ainsi relayé des centaines de témoignages relatifs aux sévices que subissent femmes, fillettes ou minorités de genre dans le Royaume.
Mais ce n’est pas tant sur la violence sexuelle que ces messages lèvent le voile. Cette parole dénonce finalement, et surtout, le terreau qui l’alimente : le déni d’une partie de l’univers familial et de l’appareil étatique marocain.
Les sociétés patriarcales en général – et marocaine en particulier – instillent une croyance en nous : celle que les autres femmes sont d’abord nos rivales, philosophe Sarah. « Mais The Sorority est une révolution au Maroc, car elle nous révèle que cela n’est pas vrai ».
La communauté de l’application organise des sessions pour préparer les inscrites aux situations d’agression, au cours desquelles certaines activent une fausse alerte.
Lors de l’un de ces tests, quelques utilisatrices n’avaient pas eu le temps de s’informer de la fictivité de l’alerte émise ce jour-là par Sarah. Elles ont toutes immédiatement pris contact avec elle, s’apprêtant à prendre la route pour la mettre hors de danger.
« J’ai compris que la sororité pouvait amener des femmes à parcourir des kilomètres, pour secourir une parfaite inconnue », conclut Sarah. « Cet instant m’a remplie d’une force nouvelle. »
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