Le père des « agents hétérogènes »
Le pragmatisme d’Allais, l’inventeur de la théorie des agents hétérogènes inspire la jeune garde dont Stancheva fait partie. Son ouvrage Economie et Intérêt (1947) va enfin être traduit en anglais par l’université de Chicago. Et cette distinction, décernée depuis 2013, est devenue une marche dans la carrière des chercheurs en quête des Graal que sont la médaille Clarke et bien sûr le Nobel d’économie. Après Esther Duflo, lauréate des deux plus hautes distinctions de la science économique, c’est Stefanie Stancheva qui grimpe. L’an dernier, comme Duflo en 2002, elle a été distinguée par l’American Economic Association. Comme Duflo en 2005, elle a été désignée en 2019 Meilleur jeune économiste de France.
Boursière à Harvard
Née en Bulgarie en 1989, boursière à Harvard en 2014, elle y a été titularisée quatre ans après comme professeure. La trentenaire au destin fulgurant n’a pas tout à fait coupé les ponts avec la France, où elle a été élevée. Membre du Conseil d’analyse économique, un organisme rattaché à Matignon, elle est une experte en fiscalité et transferts sociaux. Une spécialité locale.
Mais revenons sur cette affaires d’agents hétérogènes et sur la filiation entre la jeune surdouée et le prix Nobel 1988. Bizarrement, jusqu’à Maurice Allais, les économistes considéraient les agents économiques comme rationnels -même si cette vision était source de débats- et surtout uniques. Dans les modèles, un ménage est un ménage, un chef d’entreprise un chef d’entreprise etc. Or, on peut bien sûr être l’un et l’autre, ce qui complexifie déjà un peu les choses.
Théories des agents multiples
Mais Maurice Allais et les théoriciens de l’hétérogénéité vont plus loin. Pour eux, pour prendre l’exemple des ménages, leur comportement économique est influencé par une multitude de facteurs: le revenu, bien sûr, mais aussi le degré d’éducation, l’âge, la taille du logement, le nombre et l’âge des enfants… On voit poindre l’approche « bourdeusienne » qui a fait la gloire des universitaires français aux Etats-Unis. Le milieu social a son importance lorsqu’il s’agit de progresser, ou pas, dans la société. Un sujet que connaissent bien l’immigrée bulgare ou Maurice Allais, issu d’un milieu modeste. Un autre prix Nobel français, Jean Tirole, s’est inscrit dans cette démarche en évoquant un « délit d’initié de la part des classes sociales installées ». Bref, derrière ces « agents multiples » on voit poindre les débats terriblement actuels concernant l’égalité des chances, l’importance de l’éduction, les inégalités. Maurice Allais s’est hissé via la méritocratie en sortant major de polytechnique, en rejoignant le corps des Mines. Le monde, il le découvre aux Etats-Unis, avant de se mettre à explorer la science économique. Une trajectoire qui fait penser à celle de la lauréate 2021 du prix qui porte son nom.
Approche pragmatique
L’approche méthodique et pragmatique des travaux de Stancheva est donc « allaisienne ». Elle nous explique qu’elle ne s’attache qu’aux « faits empiriques ». Son jeu favori? Faire évoluer ses échantillons d’ agents hétérogènes, qu’elle fait varier en fonction de multiple données, pour disséquer leurs réactions dans l’univers qui lui plait le plus, celui de la fiscalité et des transferts sociaux. « La fiscalité est ce qui peut provoquer la chute des empires et gâcher les déjeuners du dimanche » raconte-t-elle avec humour. Un système fiscal mal conçu peut stopper net une économie et mettre la tête d’un roi au bout d’une pique. Bref, c’est sans doute là l’un des derniers leviers de responsabilité des politiques. La perception de ces mesures est aussi un objet d’étude dont elle raffole. A revenu égal l’héritier n’est pas perçu de la même façon que l’entrepreneur. D’où l’importance de l’égalité des chances.
Acceptation variable des inégalités
« Aux Etats-Unis, les citoyens estiment que l’égalité des chance existe, du coup les inégalités sont acceptées ». A l’inverse, en France, en raison d’une forte perception d’inégalité des chances, les inégalités -même si elles sont bien moins importantes qu’ailleurs- deviennent insupportables. Et donc, le politique n’aura de cesse d’avoir des initiatives fiscales pour les corriger. Un très mauvais calcul, puisque le levier du rétablissement de l’égalité des chances est le plus efficace. Stancheva est donc plus dans la ligne d’un Philippe Aghion que d’un Thomas Piketty, pour parler de deux économistes français très médiatisés.
Plus Aghion que Piketty
En résumé, pour ceux qui n’auraient pas tout compris, selon les modèles de la jeune professeure à Harvard, il est plus efficace de dépenser de l’argent public dans la formation -en améliorant l’égalité des chances- que dans des mesures visant à surtaxer les riches et assister les pauvres. (Un vision bien sûr caricaturée de sa pensée, bien plus complexe.). L’intéressant avec la prodige d’origine bulgare est qu’elle n’est pas une économiste en chambre. Son modèle trouve des applications pratiques. Elle propose par exemple, de concevoir des prêts étudiants dont les remboursements sont proportionnels aux revenus futurs. Les échéances peuvent être diminuées ou interrompues en cas de revers de carrière.
Ce « prêt d’éducation a remboursement variable » a été mis en place en Australie, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, mais que dans une forme « asymétrique ». Le prêteur voit ses intérêts augmenter si son créancier ex-étudiant fait fortune, mais cela ne baisse pas si le malheureux n’arrive pas à faire carrière. L’idée est surtout applicable dans les pays anglo-saxons ou l’on s’endette à vie pour faire de bonnes études. La France, avec ses transferts sociaux massifs, est une autre planète, même si les frais de scolarité des écoles de management ont tendance à exploser. Mais n’oublions pas que notre pays est l’un des seuls au monde ou les élèves des grandes écoles publiques, comme Polytechnique ou Normale, sont fonctionnaires, c’est à dire payés par la collectivité. Ce qui fut jadis conçu comme un gage d’égalité des chances…
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