Au cœur d’une campagne d’intenses pressions politiques depuis plusieurs mois, le juge d’instruction libanais Tarek Bitar, chargé de l’enquête sur les explosions d’août 2020 au port de Beyrouth, a été contraint pour la troisième fois, jeudi, de suspendre ses investigations à la suite du recours d’un ancien ministre. Les familles des victimes, ulcérées par ce nouveau coup d’arrêt dans leur quête de justice, accusent le coup.
Tarek Bitar, juge d’instruction près la Cour de justice dans l’affaire de la double explosion meurtrière du 4 août 2020 au port de Beyrouth, a de nouveau été dessaisi de l’enquête, jeudi 4 novembre, à la suite d’un recours en récusation déposé par l’ancien ministre des Travaux publics et des Transports, Youssef Fenianos, qui refuse de comparaître devant lui.
Nommé à la tête de cette enquête en février 2021, alors qu’il présidait la Cour criminelle depuis 2017, le juge n’en n’est pas à sa première suspension. Visé par une campagne de pressions depuis plusieurs semaines par le Hezbollah et ses alliés qui l’accusent d’être politisé et qui exigent sa récusation, il a déjà été contraint de suspendre son travail à deux reprises, en septembre et en octobre.
Avant lui, le juge Fadi Sawan, chargé du même dossier, avait été récusé le 18 février 2021, après que la Cour de cassation a répondu favorablement à une demande déposée par deux anciens ministres qu’il avait inculpés pour négligence.
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« Nous nous attendions à ce qu’ils reviennent à la charge pour tenter d’écarter le juge Bitar. Nous nous y sommes habitués depuis qu’ils ont réussi à déloger le juge Sawan », enrage Antonella Hitti, sœur d’une victime, jointe au téléphone par France 24.
Le 4 août 2020, son frère Najib Hitti, son cousin Charbel Hitti et son beau-frère Charbel Karam ont été tués dans le port de Beyrouth, où leur équipe de pompiers avait été envoyée quelques minutes avant les explosions.
« C’est une nouvelle qui fait très mal, comme à chaque fois que le juge Bitar est suspendu », indique de son côté Paul Naggear, qui a perdu sa petite fille de 3 ans, Alexandra, le 4 août 2020.
« Même si depuis le début, avec mon épouse, nous n’avons jamais vraiment espéré grand-chose de l’enquête locale, dans un pays sans État de droit, et que l’essentiel de nos efforts était concentré sur des stratégies de justice internationale, l’acharnement de cette mafia pour échapper à la justice nous dégoûte profondément », confie-t-il à France 24.
« C’est très probablement fini pour le juge Bitar »
Si les deux premières fois, le système judiciaire libanais a donné raison au juge Tarek Bitar face aux responsables politiques qui ont déposé des recours contre lui afin d’échapper à ses convocations, le magistrat risque fort cette fois d’être définitivement écarté de l’enquête. Une issue inéluctable selon les familles des victimes qui accusent le coup.
Car, selon les médias libanais, la chambre civile de la cour d’appel de Beyrouth, chargée d’étudier le recours en récusation contre le juge Tarek Bitar, est présidée par un magistrat qu’ils décrivent comme connu pour sa proximité avec le mouvement chiite Amal, du très influent Nabih Berri. Allié du Hezbollah, cet ancien seigneur de guerre libanais est l’indéboulonnable président du Parlement depuis 1992. Et son plus fidèle bras droit n’est nul autre que le député et ex-ministre des Finances Ali Hassan Khalil, visé par un mandat d’arrêt émis par… le juge Tarek Bitar.
« On se dit que cette fois, c’est très probablement fini pour le juge Bitar, parce que le magistrat qui va statuer sur son cas et son dossier est, selon nos sources, un pro-Berri, c’est-à-dire un proche du président du Parlement dont l’un des plus fidèles compagnons de route refuse d’être interrogé dans le cadre de l’enquête, ajoute Paul Naggear. Quand on voit le combat que mènent certains camps politiques contre ce juge, contre la vérité et contre la justice, on se dit qu’il y a de très fortes chances que ce soit terminé ».
Concrètement, le temps que son dossier soit étudié la chambre civile de la Cour d’appel de Beyrouth, l’enquête restera au point mort. « Cela veut dire que notre quête de justice va encore prendre plusieurs mois de retard, avant qu’un avis négatif ne soit très probablement rendu en notre défaveur », regrette Paul Naggear, qui redoute déjà son éventuel successeur. « Il n’y a plus beaucoup de juges de la trempe de Tarek Bitar qui soient disponibles dans le pays, c’est ça qui est terrible aussi. »
Un pessimisme partagé par Antonella Hitti. « Il y a une crainte qu’ils parviennent à leurs fins, c’est désolant mais nous sommes réalistes, et c’est une possibilité que nous devons désormais envisager, parce qu’il se passe beaucoup de choses en coulisses que l’on ne comprend pas ». « Nous savons qu’ils ont peur de cette enquête, ajoute-t-elle. Parce qu’ils ne peuvent pas manipuler ce juge à leur guise, c’est pour cela qu’ils font tout ce qui est possible légalement, mais aussi illégalement, pour l’écarter, quitte à aller jusqu’à menacer la paix civile, comme ils l’ont récemment prouvé lors des affrontements à Beyrouth ».
Le 14 octobre, des violences meurtrières ont éclaté en marge d’une manifestation organisée par le Hezbollah et le mouvement Amal, pour réclamer le dessaisissement du juge Tarek Bitar. Ces scènes de guérillas urbaines ont fait sept morts et ont rappelé au Libanais certains épisodes sanglants de la guerre civile (1975-1990).
« Nous n’avons plus rien à perdre si l’on nous met dos au mur »
« Le but de toute cette campagne est de faire peur aux Libanais, à qui l’on veut faire comprendre qu’une guerre risque d’éclater à tout moment dans le pays à cause d’un juge qui travaille très sérieusement – trop sérieusement, aux yeux de certains – pour nous révéler qui a tué les nôtres », déplore amèrement Antonella Hitti.
« Certains d’entre nous ont prévenu que si l’on ne parvenait pas à la vérité grâce à la justice, toutes les options seront sur la table pour que l’on obtienne gain de cause, poursuit-elle. Ceux qui sont impliqués dans ce crime devront en supporter les conséquences, car nous sommes à bout et nous n’avons plus rien à perdre si l’on nous met dos au mur ».
Alors que la tension se cristallise autour de ce dossier, sur le plan politique, le gouvernement du Premier ministre, Najib Mikati, est paralysé depuis trois semaines. Et ce, après que le tandem politique chiite eut porté son bras de fer contre le magistrat à l’intérieur même du Conseil des ministres, en réclamant qu’une position soit prise en Conseil des ministres sur le dessaisissement du juge d’instruction.
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« Seul un miracle lors des prochaines législatives du mois de mars peut nous sortir de cette situation et permettre à des partis politiques alternatifs de constituer un bloc d’opposition fort. Car on ne voit pas d’autre manière d’obtenir justice ici au Liban, sans se débarrasser de la clique au pouvoir », conclut Paul Naggear.
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