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Christine Schuler Deschryver, directrice de la Cité de la joie et vice-présidente de la Fondation Panzi, à Bukavu, le 23 juin 2021. LEY UWERA POUR « LE MONDE »
A quelques encablures de l’hôpital de Panzi, où le docteur Denis Mukwege « répare » les femmes victimes de violences sexuelles, un chemin de terre défoncé mène à un imposant portail noir. Sur le mur attenant, une fresque enjoint le visiteur à « transformer la peine en pouvoir ». Métamorphoser les corps brutalisés par les viols, c’est la promesse de la Cité de la joie.
Dans ce havre de paix qui tranche avec le dénuement de ce quartier de la ville de Bukavu, on rit, on se taquine, au milieu de somptueuses plantes tropicales, de palmiers et de carrés de pelouse parfaitement entretenus. « C’est l’endroit où je rigole le plus dans ma vie ! », lance la directrice des lieux, Christine Schuler Deschryver, vêtue d’un soyeux caftan orangé. La Cité de la joie abrite pourtant une litanie d’histoires d’horreurs commises sur les corps féminins sur ces terres situées dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), où depuis vingt-cinq ans sévissent la violence et l’insécurité.
« Un bébé mort dans mes bras »
La pimpante directrice se souvient de ce moment de bascule, quand sa région d’origine – le Sud-Kivu – s’est transformée en enfer pour les femmes et les enfants : « En 1999, alors que je travaillais avec les réfugiés pour la coopération allemande, j’ai commencé à voir défiler dans mon bureau des femmes, des enfants et des bébés dont les organes génitaux avaient été brutalisés », raconte cette femme née d’un père belge et d’une mère congolaise, également vice-présidente de la Fondation Panzi. « A l’époque, le mot “viol” était peu connu. On disait pudiquement qu’on “abîmait” les enfants. Et puis un jour, un bébé de 6 mois, la petite Isabelle, est mort dans mes bras des suites de ses blessures. »
La sidération plonge cette proche du docteur Mukwege dans une grave dépression. Le gynécologue l’incite à contacter la dramaturge et féministe américaine Eve Ensler, celle « qui fait parler les vagins ». Installée aux Etats-Unis, l’auteure des Monologues du vagin se rend à Bukavu. Aux survivantes rencontrées à Panzi, elle demande quel est leur souhait. Celles-ci émettent le vœu d’avoir une « maison » à elles. En 2011, la Cité de la joie voit le jour sur un ancien site marécageux. Financé entièrement par Eve Ensler, le site accueille tous les six mois 90 femmes opérées à l’hôpital de Panzi, soit 1 600 personnes en dix ans.
Dans ce cadre bucolique, les survivantes bénéficient d’un accompagnement psychologique autour de l’art-thérapie et suivent des cours de cuisine, de couture, de droit. Le but est de les « transfigurer » afin qu’elles reprennent, comme Jeanne V., les rênes de leur vie. A 33 ans, elle est la plus ancienne pensionnaire de la Cité. « Quand j’avais 14 ans, j’ai été enlevée par des rebelles rwandais en territoire Shabunda. J’ai été violée pendant des semaines. J’ai fini par m’enfuir », raconte-t-elle d’une voix posée. Prise en charge dans un état de fragilité extrême à l’hôpital de Panzi – elle pesait une trentaine de kilos –, l’adolescente sera opérée douze fois par le docteur Mukwege avant d’être recueillie par la Cité de la joie.
Devenue assistante sociale au sein de la structure, Jeanne V. accompagne désormais d’autres survivantes tout en élevant seule ses quatre filles, toutes adoptées. « A cause des viols, mon corps ne pourra jamais enfanter. J’ai recueilli uniquement des filles, car ce sont des êtres à protéger dans ce monde. »
Projets de réinsertion
Au fil des ans, la Cité de la joie a multiplié les projets de réinsertion. A 20 km de Bukavu s’étend une ferme de 338 hectares où des survivantes élèvent chèvres, moutons, poissons, font pousser du maïs et du soja et se familiarisent, pendant quelques mois, avec des techniques agricoles écologiques. « Le but, c’est qu’elles prennent leur indépendance en cultivant leur lopin de terre », explique Christine Schuler Deschryver. Plusieurs d’entre elles ont trouvé à la V-World Farm un refuge définitif, faute de pouvoir envisager un retour à la maison tant les traumatismes subis continuent de les poursuivre et les menacent de stigmatisation.
A la Cité de la joie, les femmes apprennent aussi à se réapproprier leur corps. L’un des cours les plus joyeux du semestre consiste à explorer son vagin. « C’est un moment où on rit beaucoup. Les langues se délient, les femmes parlent de masturbation et de rêves érotiques avec beaucoup d’humour », s’enthousiasme Christine Schuler Deschryver. Autre outil de transformation : la pièce Les Monologues du vagin, que les pensionnaires jouent régulièrement de Kinshasa à l’archidiocèse catholique de Bukavu face à un public désarçonné. « Tant qu’on ne parlera pas de notre vagin comme on parle des yeux ou des cheveux, on ne parlera pas des maux qu’il subit. D’où l’importance de jouer cette pièce », plaide la directrice.
En dix ans, la Cité de la Joie s’est imposée comme une structure modèle pour la prise en charge des victimes de violences sexuelles. Une réplique est en cours de création en Centrafrique, autre pays meurtri par les conflits armés. Christine Schuler Deschryver souhaite désormais ouvrir une école de mode à destination des survivantes, encouragée par un partenariat avec le fabricant de wax néerlandais Vlisco, qui a récemment créé une collection pour « célébrer les vagins ». « Pourquoi s’arrêter de rêver ? C’est ce qui nous maintient en vie ici. Rendez-vous à la Fashion Week ! », lance-t-elle dans un grand éclat de rire.
Sommaire de notre série « Survivre au viol en RDC »
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