Editorial. La Tunisie vient d’entrer dans une phase délicate de sa trajectoire démocratique post-2011. Si les turbulences n’ont pas épargné ces dix dernières années ce pionnier des « printemps arabes », l’instauration le 25 juillet par le président Kaïs Saïed d’un régime d’exception – censé être provisoire – représente un défi inédit. Le chef de l’Etat s’est de facto arrogé les pleins pouvoirs dans le but déclaré de redresser une crise multiforme (paralysie politique, recul socio-économique, détresse sanitaire) et de stabiliser un pays guetté par la déliquescence.
En Tunisie comme ailleurs, l’emballement de l’épidémie de Covid-19 – le taux de mortalité y est le plus élevé d’Afrique – a exacerbé un malaise préexistant qui ne demandait qu’à exploser. L’épisode intéresse au plus haut point la communauté internationale, car le chantier démocratique tunisien avait jusqu’ici valeur d’exemple pour l’ensemble du monde arabo-musulman. Il était le dernier îlot de résistance, après la cascade de désenchantements autour des « printemps arabes », torpillés par des guerres civiles ou des restaurations autoritaires.
Risques d’arbitraire et de dérives
Il est trop tôt pour ajouter la Tunisie à la liste de ces échecs. A ce stade, deux évidences s’imposent. La première est que le coup de force du président Saïed, qui a révoqué le premier ministre, suspendu le Parlement et mis la main sur le ministère public, a été salué par des scènes de liesse à Tunis. La popularité du geste d’autorité de M. Saïed, réputé pour son intégrité, est incontestable. La population tunisienne était à bout de patience devant le spectacle des jeux d’appareils d’une classe politique incompétente et souvent corrompue alors que l’économie stagnait sur fond de désolation sanitaire. Ennahda, formation issue de la matrice islamiste qui a joué un rôle central dans toutes les coalitions parlementaires post-2011, a cristallisé l’essentiel de ce ressentiment.
La seconde évidence est que la méthode utilisée par M. Saïed, qui se réclame de l’esprit de la révolution tout en étant hostile à la démocratie représentative, a de quoi soulever des inquiétudes. Le chef de l’Etat est allé bien au-delà des dispositions prévues par l’article 80 de la Constitution relatif au régime d’exception, ce qui a conduit le professeur de droit constitutionnel Yadh Ben Achour à qualifier sa décision de « coup d’Etat ». La controverse autour de l’usage de cette formule fait rage en Tunisie. Les partisans de M. Saïed, galvanisés sur les réseaux sociaux, la récusent avec force.
La popularité de l’acte présidentiel ne doit pas interdire de s’interroger sur les dangers qu’il recèle. En 1987, le « coup d’Etat médical » de Ben Ali contre un Bourguiba vieillissant avait aussi suscité la liesse à Tunis. On connaît la suite. Kaïs Saïed saura-t-il surmonter la tentation de l’omnipotence ? Reviendra-t-il sans tarder au « fonctionnement régulier des pouvoirs publics », ainsi que le prévoit le fameux article 80 de la Constitution ?
Au regard de la désespérance ambiante, il mérite assurément le bénéfice du doute. Le rétablissement de la Tunisie est crucial pour les Tunisiens eux-mêmes, comme pour la stabilité de la région méditerranéenne. La vigilance doit néanmoins rester de mise, face aux risques d’arbitraire et de dérives. L’œuvre de redressement en cours serait la première à pâtir d’une aventure personnelle, fût-elle drapée dans la référence totémique au « peuple ».
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