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Zucman/Artus : Pourquoi le capitalisme aggrave les inégalités

L’un est devenu un économiste star aux Etats-Unis, l’autre fait partie des experts les plus écoutés en France. Gabriel Zucman et Patrick Artus décryptent l’explosion des inégalités dans les pays riches. D’accord sur le diagnostic, ils divergent sur les solutions, notamment fiscales. Entretien.

Challenges. Les inégalités sont devenues un sujet politiquement explosif. Se sont-elles vraiment accrues ?

Gabriel Zucman. En 1980, aux Etats-Unis et en Europe continentale, la part du 1 % des plus riches dans le revenu national était la même, environ 10 %. Depuis, elle a doublé outre-Atlantique et est passée à environ 12 % en Europe. La France a suivi cette tendance, mais avec une prospérité remarquable de ses milliardaires. Aux Etats-Unis, les 400 premières fortunes représentent 19 % du PIB. En France, c’est 20 %.

Patrick Artus. L’accroissement des inégalités est le plus spectaculaire pour le patrimoine. Dans l’OCDE, le 1 % des plus fortunés captait 25 % du patrimoine en 1990. Aujourd’hui, c’est 32 %. Aux Etats-Unis, le coefficient de Gini, l’indicateur des inégalités, est bien plus élevé – de l’ordre de 40 % – pour le patrimoine que sur les revenus. L’explication ? D’abord le partage de la valeur s’est fait au détriment des salaires. En trente ans, dans l’OCDE, les

salaires réels ont progressé de 22 % alors que la productivité s’est envolée de 48 %. Ensuite, les indices boursiers ont explosé, multipliés par huit, alors que les prix ont doublé. Ce mouvement, lancé il y a dix ans, est lié aux politiques monétaires. En injectant massivement des liquidités, les banques centrales ont creusé les inégalités de patrimoine.

La crise sanitaire a-t-elle aggravé le phénomène ?

P. A. Oui. Nous avons subi une énorme récession l’an dernier alors que le Nasdaq s’est envolé de 80 %.

G. Z. La crise sanitaire a accentué la tendance à la concentration en renforçant les grandes entreprises comme Amazon. Ces dernières ont pu accroître leur activité alors que les plus petites, en particulier les commerces, ont dû fermer. Le Covid a été un accélérateur.

Pourtant, la fiscalité est censée corriger les inégalités…

G. Z. Oui, mais la progressivité de l’impôt a connu une baisse spectaculaire. On a détaxé les grands gagnants de la mondialisation, les multinationales et leurs actionnaires. C’est l’inverse de ce qui avait été promis. Les décideurs ont justifié l’intégration mondiale en promettant de compenser la hausse des inégalités par une taxation des gagnants. On a, au contraire, réduit les prélèvements sur les revenus du capital et augmenté la TVA et les cotisations sociales. Nous sommes dans une impasse. Si ceux qui bénéficient le plus de la mondialisation voient leurs impôts baisser et que les victimes doivent payer plus, ce n’est pas soutenable politiquement.

Les actionnaires sont-ils trop gourmands ?

P. A. La rentabilité du capital n’a plus de fondement économique. Dans les années 1970, la prime de risque exigée par les actionnaires était supérieure de 3 à 4 points aux taux d’intérêt. Aujourd’hui, elle atteint entre 13 et 14 points, avec des taux quasi nuls. Or des études montrent que la rentabilité physique des investissements est d’environ 6 % dans l’OCDE. Comment passer à 14 % ? Par des délocalisations dans les pays à bas coût, le serrage de vis des salaires et le rachat massif de ses actions, qui peut fragiliser l’entreprise.

Des économistes, comme Philippe Aghion, affirment que si l’enrichissement des milliardaires est lié à l’innovation, ce n’est pas si grave…

G. Z. L’augmentation des inégalités ne s’est pas accompagnée d’une accélération de la croissance. Aux Etats-Unis, entre 1980 et 2020, les revenus ont quasi stagné pour les 50 % les plus modestes, alors que dans le Top-1 %, ils ont progressé de 2 à 4 % par an. Certes, des entreprises ont été créées, mais globalement, il n’y a pas eu plus d’innovations qu’avant. De 1946 à 1980, la croissance a été plus forte et a profité à toutes les catégories sociales. Et les taux de fiscalité très élevés, de 50 % pour les bénéfices des sociétés et jusqu’à 90 % pour les plus hauts revenus, n’ont pas empêché Bill Gates de fonder Microsoft. Cette idée selon laquelle les inégalités ont été le prix à payer pour favoriser les innovations n’est pas vérifiée.

P. A. Dans les années 1980, Ronald Reagan a proposé un deal aux Américains : un accroissement des inégalités, une protection sociale plus faible et, en échange, le plein-emploi. C’était trompeur. La productivité a ralenti de façon impressionnante. De plus grandes inégalités de revenu n’apportent pas plus d’innovation. Dans l’OCDE, il n’y a aucune corrélation entre les inégalités de revenu et la croissance, la productivité ou les dépenses de R&D. En revanche, pour le patrimoine, les pays aux plus fortes inégalités sont ceux qui innovent le plus. Cela soutient la thèse selon laquelle un pays très innovant accroît mécaniquement les écarts de patrimoine.

Faut-il augmenter les impôts des plus riches ? Jusqu’à quel niveau ?

G. Z. Pour la France, l’enjeu n’est pas d’augmenter des prélèvements obligatoires, déjà très élevés, mais de revenir à une progressivité de l’impôt. La grande majorité de la population verse environ 50 % de ses revenus en prélèvements obligatoires. Pas les grandes fortunes, qui peuvent organiser leurs activités (création de holding, pas de distribution de dividendes…) pour éviter l’impôt. Idem aux Etats Unis, où six des dix plus grosses fortunes ne versent quasiment rien au fisc. La seule façon de s’attaquer à cette injustice fiscale, c’est de créer un impôt sur la fortune. Le patrimoine est un bien meilleur indicateur de la capacité contributive des milliardaires que leurs revenus, difficiles à taxer.

A quoi ressemblerait cet ISF ?

G. Z. Un impôt sans aucune niche et démarrant à un niveau de patrimoine élevé. Lors des primaires démocrates, Bernie Sanders avait proposé 32 millions de dollars avec un taux progressif jusqu’à 8 % au-delà de 10 milliards. En France, l’ISF ancienne mouture a échoué, car il touchait des ménages aux patrimoines bien plus faibles, avec parfois des revenus modestes. Un ISF à la Ber-nie Sanders rapporterait gros dans l’Hexagone, environ 20 milliards d’euros par an, soit 1 point de PIB, cinq fois plus que l’ex-ISF, en touchant bien moins de contribuables.

P. A. Pour bien taxer les patrimoines, il faudrait séparer ceux qui proviennent des rentes et ceux liés à l’innovation. C’est compliqué. Ma solution, c’est de taxer les patrimoines au moment de la succession. Je ne suis pas fan de l’ISF, car c’est un prélèvement important sur l’outil de travail. Taxer un dirigeant de 35 ans, qui a fait fortune, peut fragiliser l’entreprise qu’il a créée.

G. Z. Mais ne pas taxer le dirigeant de 35 ans devenu milliardaire, c’est accepter que pendant cinquante ans, il ne paie pas d’impôts. Cette situation est inacceptable pour le reste de la population.

P. A. J’ai une autre proposition pour mieux partager les profits : rendre obligatoire la distribution du capital aux salariés, d’environ 5 % à intervalle régulier, dans les grands groupes et les PME. Cela éviterait de devoir vendre une partie du capital pour payer l’ISF, une obligation dangereuse, qui pourrait entraîner l’effondrement du cours boursier de certaines entreprises.

Une taxe Covid exceptionnelle pour les plus riches est-elle justifiée ?

G. Z. Le plus important, c’est de s’attaquer aux déficits fiscaux de ceux qui ne paient pas assez, les grandes fortunes et les multinationales. On peut aussi taxer les patrimoines de façon exceptionnelle, comme cela a été fait à la sortie des guerres, et imposer les surprofits des entreprises liés à la crise, notamment dans la Tech.

P. A. On peut taxer de façon symbolique. Mais il n’y a aucune exigence d’augmenter les impôts pour faire face à la dette Covid. Elle a été totalement financée par création monétaire de la BCE et ne coûte rien aux Etats.

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