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Dernières retouches de maquillage avant le tournage d’une scène dans le grand centre commercial de Kano, le 28 mai 2021. LIZA FABBIAN
Avec son architecture impersonnelle et ses enseignes sud-africaines standardisées, le mall Ado Bayero fait figure de monument incontournable à Kano, ville de 4 millions d’habitants. Depuis son inauguration il y a sept ans, « le plus grand centre commercial du nord du Nigeria » est devenu un décor très prisé des producteurs de Kannywood, établis à proximité de Zoo Road, l’artère encombrée qui jouxte le complexe. Ce jour-là, une équipe d’une vingtaine de personnes est massée au pied du grand escalier qui mène aux chaînes de fast-food et au cinéma désert situés à l’étage du bâtiment.
Pendant que les techniciens règlent leurs caméras, les maquilleuses procèdent aux dernières retouches. Les joues d’Amal Umar sont recouvertes de plusieurs couches de fond de teint et ses lèvres savamment peintes de nuances écarlates. La taille serrée dans une longue robe lamée assortie au foulard noué sur sa tête, l’actrice de 22 ans prend des selfies pour son compte Instagram en attendant d’entrer en scène.
« Mes fans sont surtout des adolescentes. Elles aiment ce que je fais, car elles aussi rêvent de danser et de chanter un jour devant les caméras », explique la jeune actrice, qui compte plus d’un million d’abonnés sur les réseaux sociaux.
A l’étage du centre commercial, une enceinte vient d’être branchée et crache à plein volume des rythmes synthétiques et des chants poussés dans les aigus par l’autotune. Un couple d’acteurs se lance dans un play-back légèrement hésitant, grand sourire plaqué sur les lèvres.
Kannywood avant Nollywood
L’équipe de tournage se déplace ensuite en direction d’un magasin d’ameublement, où un autre couple esquisse une chorégraphie devant un rayon rempli d’assiettes. Comme souvent, le film en cours de tournage évoque un triangle amoureux dont l’intrigue se dénouera en musique.
C’est qu’au début des années 1990, les pionniers du cinéma en langue haoussa se sont inspirés de ce qu’ils connaissaient le mieux : les films de Bollywood, que les chaînes de télévision locales diffusaient nuit et jour. « Les films indiens ont rencontré un grand succès dans le nord du Nigeria, grâce à leurs similarités avec notre culture. Ils montrent des femmes la tête couverte, souvent timides et ils reproduisent l’espace familial cher à la culture haoussa », souligne le professeur Abdallah Uba Adamu, assis dans son bureau de la faculté de communication de Kano.
Extrait d’un film tourné dans le grand centre commercial de Kano, en 2020.
L’industrie cinématographique nigériane s’est d’abord développée dans le nord du pays, assure-t-il, mais « avec moins de visibilité que dans le sud, du fait de la culture islamique ». D’ailleurs, le nom Kannywood a été forgé dès 1999 par un natif de Kano, trois ans avant que le fameux terme Nollywood n’apparaisse pour la première fois dans un article du New York Times évoquant la croissance spectaculaire de l’industrie cinématographique implantée dans le sud du Nigeria.
Nollywood a depuis dépassé Hollywood, devenant le deuxième producteur mondial de films après Bollywood. Le développement de Kannywood a en revanche subit un coup d’arrêt brutal au début des années 2000, suite à l’introduction de la charia – la loi islamique – dans onze Etats à majorité musulmane du nord du pays.
Un comité de censure régional
Irrités par les déhanchements des actrices, les autorités de Kano interdisent d’abord purement et simplement les tournages, avant qu’un compromis ne soit trouvé : dorénavant, la production culturelle en langue haoussa sera filtrée par un comité de censure régional.
« Nous ne voulons pas que nos valeurs soient abîmées par des gens qui s’inspirent d’une culture étrangère », résume Ismail Na’abba Afakallah sur un ton affable. Le secrétaire exécutif du comité de censure de l’Etat de Kano ouvre les portes grinçantes de la salle de projection dans laquelle les films sont systématiquement visionnés et expurgés.
Tournage dans un commissariat de Kano, le 29 mai 2021. LIZA FABBIAN
« Kano est le centre de l’industrie culturelle du nord et Kannywood est né ici. On ne peut pas permettre la diffusion de scènes obscènes qui risquent de détruire notre belle culture et notre religion », explique-t-il. Le moindre contact physique entre un homme et une femme à l’écran est ainsi totalement prohibé. « Une scène a été coupée dans un de mes films à cause d’un mouvement de hanche jugé vulgaire », admet Ali Nuhu avec une pointe d’amertume.
Aujourd’hui âgé de 47 ans, il fut la première star haoussa à percer à Nollywood. « C’est vrai qu’avec la célébrité, certains m’ont suggéré de laisser tomber Kannywood pour me consacrer au cinéma en anglais, sourit l’acteur, également réalisateur et producteur à succès. J’ai toujours dit non. Pour durer, il faut savoir conserver ses racines. » Quand il reçoit un scénario pour un tournage à Lagos, Ali Nuhu s’assure qu’aucune scène ne contrevient aux normes en vigueur dans sa région.
« Blasphème »
Une règle qu’il applique à la lettre depuis que la célèbre actrice Rahama Sadau a été au cœur d’un scandale retentissant. En 2016, la jeune femme a été définitivement bannie des écrans à Kannywood pour avoir participé à un clip musical dans lequel on la voyait tenir la main du rappeur nigérian ClassiQ et le serrer dans ses bras.
La star de 27 ans a pu continuer sa carrière en anglais, mais elle a été de nouveau attaquée pour « blasphème » en novembre 2020 après être apparue vêtue d’une robe au dos échancré sur son compte Instagram.
Alors, comme Ali Nuhu, producteurs et réalisateurs se sont fait une raison. « Il y a une autocensure inhérente à Kannywood », constate l’universitaire américaine Carmen Maccain qui a rédigé une thèse sur le sujet. « Lorsque le président Muhammadu Buhari est arrivé au pouvoir, il a lancé un projet de construction d’un “village du film” à Kano, rappelle-t-elle. Sauf que tout a dû être abandonné après une virulente campagne des responsables religieux qui estimaient que cela ferait la promotion de l’immoralité dans la région. »
Inutile de choquer le public conservateur quand les films de Kannywood peinent déjà à trouver des débouchés. « Il n’y a plus de marché » est un air connu et répété à l’envi le long de Zoo Road. Avec l’entrée dans l’ère du numérique, il est devenu de plus en plus difficile de gagner de l’argent en faisant des films.
La plate-forme Northflix
« Tout dépend des acteurs, du lieu de tournage… Un film coûte généralement autour 10 000 euros. Jusqu’à 20 000 euros pour les gros budgets », indique Mansoor Saddiq, lui-même acteur, réalisateur et producteur.
Pour tenter de monétiser leurs contenus, beaucoup d’acteurs du secteur ont ouvert une chaîne YouYube et Mansoor Saddiq assure que son frère parvient par exemple à dégager « 8 000 euros par mois » en y diffusant les épisodes de la minisérie qu’il produit. Les chaînes de télévision locales ne pouvant pas absorber toute la production de Kannywood (entre sept à dix films par mois), l’association des professionnels du film (Moppan) collabore aussi avec les 2 000 à 3 000 salles de projection qui diffusent les matchs de football à travers la ville de Kano.
Il y a deux ans, Jamilu Abdussalam a, quant à lui, lancé sa plate-forme de streaming entièrement dédiée au cinéma en haoussa. L’entrepreneur basé à Abuja l’a baptisée Northflix, ce qui lui a valu quelques bisbilles avec le géant américain Netflix. « L’idée est de résoudre les trois grands problèmes rencontrés par le cinéma haoussa aujourd’hui, déclare-t-il. Il faut à la fois éviter le piratage et garantir l’accessibilité du contenu. Des fois, la qualité n’est pas non plus au rendez-vous, surtout sur YouTube. »
Pas question pourtant de contourner les règles en vigueur dans le nord. Les films proposés à Northflix doivent tous avoir reçu l’autorisation de tournage accordée par le comité de censure de Kano, « pour être sûr que ce contenu reste familial et conforme à la morale ».
Cinémas d’Afrique
Le Monde Afrique et ses correspondants sont allés à la rencontre des cinémas d’Afrique. Ceux d’un âge d’or perdu comme en Côte d’Ivoire ou en Algérie où, il y a quelques décennies, on se pressait dans les salles obscures pour découvrir les derniers films d’action ou redécouvrir les classiques de la création nationale.
« Les cinémas n’ont pas survécu au passage de l’analogique vers le numérique » du début des années 2000, regrette le critique de cinéma ivoirien Yacouba Sangaré. Là comme ailleurs, le septième art a dû prendre des chemins de traverse pour continuer à toucher son public. Les vidéoclubs – des cassettes VHS aux DVD – ont nourri une génération de cinéphiles.
Certains aujourd’hui tentent de faire revivre des salles mythiques et leur programmation exigeante, comme au Maroc ou au Burkina Faso. D’autres voient dans les séries un nouveau mode de création fertile. Des passionnés de la cinémathèque de Tanger au cinéma conservateur de Kannywood, dans le nord du Nigeria, ils font le cinéma africain d’aujourd’hui.
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