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A Yei, ville sud-soudanaise étranglée par les conflits, la vie reprend en pointillé

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Un pick-up rempli de militaires fonce dans la rue principale du marché « Dar Es-Salam », soulevant un épais nuage de poussière. Dans les magasins pourtant bien achalandés, les clients se font attendre. A Yei, ville située à 130 km au sud-ouest de Juba, la capitale du Soudan du Sud, la vie n’a repris qu’en pointillé après des années de violences. La localité a été durement touchée par la guerre civile à partir de 2016, quand le conflit ayant éclaté trois ans plus tôt entre le président Salva Kiir, un Dinka, et son vice-président Riek Machar, un Nuer, s’est propagé dans cette région méridionale du pays, l’Equatoria.

Déplacés de la ville de Lata arrivées au mois de mars. Yei, Soudan du Sud, le 2 juillet 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

A l’époque, la ville s’était vidée de ses habitants. Dans l’ensemble du comté de Yei, un million de personnes avaient rejoint des camps de réfugiés en Ouganda et en République démocratique du Congo (RDC) en l’espace de quelques mois. Depuis la signature d’un accord de paix « revitalisé » en 2018 entre le gouvernement du président Salva Kiir et le mouvement de Riek Machar (l’Armée populaire de libération du Soudan-en opposition, SPLA-IO en anglais), qui avait fait des émules parmi des groupes rebelles équatoriens, la région profite d’une accalmie.

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Mais cette trêve est toute relative. Une nouvelle opposition armée a pris le maquis au sud de Juba, le Front de salut national (NAS), dirigée par le général Thomas Cirilo, qui réclame une plus grande autonomie pour l’Equatoria. Sous contrôle gouvernemental, Yei est au cœur du dernier conflit armé « officiel » du Soudan du Sud. Si des réfugiés de la guerre civile commencent à rentrer depuis 2019, des déplacés fuyant les combats actuels affluent en même temps. La population actuelle de Yei s’élève à quelque 66 000 résidents, dont près de 30 000 déplacés, contre plus de 260 000 habitants en 2014.

Le grenier du pays

Sur les collines verdoyantes situées en lisière de la ville, à Jansuk, Joseph Ngota fait partie de ces fermiers revenus cultiver leurs terres après des années d’absence. En cette saison des pluies qui débute, il laboure à l’aide d’une bêche pour planter de l’arachide. L’agriculteur de 25 ans est arrivé en août 2020 après plusieurs années d’exil en RDC. « A Yei, nous n’avons réalisé qu’en 2016 qu’il y avait un conflit. Quand l’armée a été déployée, le harcèlement a commencé, surtout pour les jeunes hommes, accusés d’être des rebelles. Les viols, les arrestations arbitraires, l’impossibilité d’accéder à nos fermes C’est à cause de tout cela qu’on est parti », se remémore-t-il, en s’octroyant une pause à l’ombre d’un énorme bananier.

Lilda, 51 ans, chez elle à Yei, au Soudan du Sud, le 5 juillet 2021 : « Pendant le conflit, je n’ai pas quitté ma maison, je suis restée ici malgré les dangers, je ne peux pas vivre loin. » ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Depuis son retour, il constate un changement, surtout dans l’attitude des forces de sécurité vis-à-vis des civils. « Ils se comportent normalement avec nous, on passe même du temps avec eux », témoigne-t-il. Pour autant, Joseph Ngota plante sans avoir la certitude d’être présent pour la récolte des fruits à coque, dans trois mois : « On verra bien et on dira merci à Dieu si on est toujours là lorsqu’ils arriveront à maturité ! » La rébellion du général Thomas Cirilo le préoccupe. « Quand ils s’affrontent avec le gouvernement, les civils sont les premières victimes et fuient vers la ville sans rien emporter avec eux. »

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Pieds nus enfoncés dans le sol noir et humide – si fertile qu’il avait valu à la région de Yei le surnom de grenier du pays – Asunta Oriwa arrache les mauvaises herbes entre ses plants de maïs, de haricots et de manioc. Ce petit champ, c’est tout ce qu’elle a pour nourrir ses trois enfants, surtout depuis qu’elle a perdu trace de son mari, quand elle était au camp de réfugiés Rhino, en Ouganda. Elle est revenue en décembre 2020, car « la vie dans le camp était difficile et les rations de nourriture ont été réduites pendant la période du Covid », explique la mère de famille de 30 ans.

Le 3 juillet 2021, Asunta Oriwa, 30 ans, cultive la terre après son retour récent dans la ville d’Yei, au Soudan du Sud. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Elle aussi avait un temps espéré que le conflit de 2016 ne s’éternise pas. « Nous avions quitté Jansuk pour aller à Torre », un village situé à 50 km à l’ouest. « Nous pensions que le conflit n’arriverait pas jusqu’à là-bas. » Mais le répit ne fut que de courte durée. « J’ai vu un jeune être exécuté par les Mathiang Anyoor », dit-elle, évoquant cette milice déployée par le gouvernement pour contrer l’influence du SPLA-IO dans la région, dès 2015, et qui multiplia les atrocités. « Ils en avaient après tous les jeunes hommes, qu’ils voyaient comme des rebelles, raconte-t-elle d’une voix à peine audible. Ils scrutaient les traces de pas dans la boue, c’est comme ça qu’ils guettaient les gens dans leur ferme. » C’est après ces incidents qu’elle a fui en Ouganda avec sa famille.

« Rayée de la carte »

Aujourd’hui de retour, elle cultive sa ferme seule et n’a pas peur des soldats, « car ils ne maltraitent pas les gens comme ceux d’avant ». Mais comme Joseph Ngota, elle refuse de se projeter trop loin. « Je ne peux dire si je vais devoir à nouveau m’enfuir, on verra bien », lâche-t-elle haussant les épaules.

Malgré le calme apparent qui règne sur la ville pendant la journée, les habitants se barricadent chez eux à la nuit tombée. En ce dimanche matin de juillet, dans la cathédrale de Yei, l’évêque Erkolano Lodu Tombe prend la parole à la fin du service pour implorer les fidèles de respecter le couvre-feu. Fin juin, le corps d’un jeune homme battu à mort dans des circonstances non élucidées a été retrouvé dans un fossé.

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En poste depuis trente-cinq ans, Erkolano Lodu Tombe ne mâche pas ses mots : « Sans les églises, cette ville serait complètement rayée de la carte ! Nous sommes restés et nous avons redonné un peu confiance aux habitants. » La désillusion est rude, dix après le référendum de 2011 qui avait conduit à la création de l’Etat du Soudan du Sud. « Les gens avaient voté à 99 % pour l’indépendance, parce qu’ils en avaient assez de l’oppression » de Khartoum, analyse l’homme de foi, toujours loquace à 80 ans passés. « L’indépendance du Soudan en 1956, ce n’était pas une vraie indépendance pour nous. Celle de 2011, par contre, était réelle. Nous sommes libres maintenant, mais nous devons réparer notre pays. On attend toujours de voir advenir ce pour quoi nous nous sommes battus. »

L’évêque Erkolano Lodu Tombe, à Yei, le 5 juillet 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Il déplore « la militarisation de la société », « la peur » qui règne partout. Les membres du clergé n’ont pas été épargnés par le conflit. Début juin, un pasteur et quatre autres membres de l’Eglise épiscopale ont été tués par des hommes en uniforme dans le comté de Lainya, à mi-chemin entre Juba et Yei. Le diocèse catholique de Yei avait quant à lui été endeuillé en mai 2016 par le meurtre de la sœur Veronika Theresia Rackova, âgée de 58 ans et de nationalité slovaque. Médecin dirigeant un centre de santé à Yei, son ambulance avait été prise pour cible par des membres des Mathiang Anyoor. Interpellés le jour même, les auteurs présumés des tirs n’ont toujours pas été jugés. Une impunité qui ajoute au sentiment d’impuissance de l’évêque. Il regrette aussi « la fermeture de huit paroisses sur neuf dans le diocèse », dont certaines comprenaient des écoles, et leur mise à sac par les forces armées. Seule la paroisse en centre-ville est toujours active.

« Small London »

Il semble bien loin le temps où il faisait bon vivre à « Small London ». La cité avait ainsi été surnommée par les colons britanniques à cause de son climat frais et pluvieux. On venait depuis Juba y passer le week-end, faire la fête, et pourquoi pas louer une chambre dans l’un des hôtels luxueux aujourd’hui à l’abandon. Dans ce petit paradis vallonné où les cultures poussent sans engrais ni irrigation, « toutes les ethnies du Soudan du Sud vivaient en paix. C’était une ville cosmopolite comme Juba », se souvient Mabe Moses Amule, le chef de la Relief and Rehabilitation Commission (RRC), le bras humanitaire du gouvernement local. « Les gens ici travaillent dur, mais aujourd’hui ils sont mendiants », se désole-t-il.

Déplacées de la ville de Lata arrivées au mois de mars. Yei, Soudan du Sud, le 2 juillet 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Pourtant, au marché de fruits et légumes, on oublierait presque que le conflit gronde autour de la ville. Les étals sont couverts de produits de l’agriculture locale. « Beaucoup de vendeuses parties en 2016 sont revenues », explique Gladys Abuba, un seau d’huile de palme fraîchement pressée devant elle. Une autre commerçante, Siama Grace, est assise entre des piles de poissons fumés, séchés ou salés, qu’elle importe de Juba. Son petit magasin d’autrefois a fait faillite à cause du conflit. Réfugiée en Ouganda en 2016, elle est rentrée l’an dernier : « J’ai commencé ce business en vendant mes bijoux pour me créer un capital. Aujourd’hui ça va bien, j’ai mis mes quatre enfants à l’école. »

Episode 4 Les enfants de l’indépendance

D’autres femmes ont eu le courage de rester à Yei pendant les années les plus dures, comme Sanuna Suzan Jamal, employée d’une ONG internationale, fière d’avoir ouvert un commerce de papeterie et de produits pour bébé. Lorsque la ville était une zone de guerre, elle travaillait comme journaliste pour une radio protestante. Un jour d’août 2017, des rebelles ont envahi le studio. « Ils voulaient qu’on annonce qu’ils avaient pris Yei !, se souvient-elle. Ils avaient des pistolets et nous menaçaient. On a déconnecté les micros, et on a fait l’annonce. Ils y ont cru et ils sont partis ! » Elle en rit aujourd’hui. Mais son scénario, plutôt pessimiste, est qu’il faudra « au moins cinquante ans pour avoir la paix dans ce pays ».

« Le pillage, seule solution »

De fait, la ville de Yei reste, à l’instar de tout le pays, prise dans des cycles de conflit qui semblent interminables. Des déplacés continuent de converger vers la ville pour échapper aux combats entre le groupe NAS et le gouvernement. C’est le cas de Margaret Yangi, 49 ans, originaire du village de Lata, à 30 km au sud. Le 17 mars, « il était 8 heures du matin. J’ai entendu des tirs. J’ai laissé l’eau sur le feu et suis partie me cacher dans la forêt », raconte-t-elle, se désolant d’avoir dû laisser son mari handicapé dans une cachette. Elle a fait la route à pied jusqu’à Yei, avec quatre de ses six enfants, pour venir se réfugier auprès de l’Eglise épiscopale, comme près de 1 500 autres déplacés de sa région.

Déplacés de la ville de Lata arrivés au mois de mars. Yei, Soudan du Sud, le 2 juillet 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Dans les villages reculés où les forces gouvernementales pourchassent les rebelles, les témoignages sont unanimes : les civils sont systématiquement victimes d’abus de la part de soldats qui, le plus souvent, ne sont pas équatoriens mais dinka. Une réalité qui envenime encore plus les relations entre communautés. « Les soldats n’ont pas de quoi manger, et leur salaire n’est pas versé. Le pillage est leur seule solution », témoigne anonymement l’un d’eux. Il a vécu à Yei depuis son enfance. « La plupart de mes amis sont équatoriens, dit-il. Je ne suis pas d’accord avec l’attitude de ces soldats qui attaquent, volent et brutalisent les civils, et je ne suis pas le seul. Beaucoup en ont assez et songent à quitter l’armée. » Il confie ne gagner que 1 000 livres sud-soudanaises par mois (3 euros), qui ne sont jamais payés à temps.

Deux jeunes hommes battent du tambour pendant les répétitions des enfants pour les préparatifs de la Fête de l’indépendance, à Yei, le 4 juillet 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Dans son discours à l’occasion des dix ans de l’indépendance, le 9 juillet, le président s’est engagé à honorer les salaires des fonctionnaires en y consacrant 5 000 barils de pétrole par jour. Salva Kiir a aussi promis de « ne pas ramener » le pays « dans la guerre ». A Yei, on voudrait bien y croire pour que la vie reprenne enfin tout à fait.

Sommaire de notre série « Soudan du Sud, l’Etat inachevé »

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