« Recours généralisé à la fraude », main d’oeuvre exploitée « sans vergogne »: coupables d’avoir envoyé des milliers de Sud-Américains dans les champs français, en violation des règles européennes du travail détaché, l’entreprise espagnole Terra Fecundis et ses trois fondateurs ont été lourdement condamnés jeudi à Marseille.
Cinq cent mille euros d’amende pour la société Terra Fecundis, quatre ans de prison avec sursis et 100.000 euros d’amende pour ses trois dirigeants espagnols, un à deux ans de prison avec sursis et des amendes de 5.000 à 40.000 euros pour leurs quatre représentants en France: le tribunal correctionnel de Marseille a condamné l’entreprise et ses trois fondateurs aux amendes maximales possibles. Mais il n’a pas été aussi loin que les réquisition du parquet en terme d’emprisonnement: à l’audience, en mai, le procureur Xavier Leonetti avait requis cinq ans de prison dont un ferme pour les trois principaux prévenus.
Acteur majeur du secteur en France, l’entreprise de travail temporaire Terra Fecundis, rebaptisée Work for All, a en outre été définitivement interdite d’exercer l’activité de travail temporaire et devrait désormais être privée du marché français, sauf à voir le jugement renversé en appel.
Pendant quatre ans, de 2012 à 2015, plus de 26.000 salariés de Terra Fecundis avaient été envoyés dans des exploitations agricoles françaises, dans le Gard, les Bouches-du-Rhône ou la Drôme. Tous ou presque originaires d’Amérique du Sud, de l’Equateur pour la plupart.
Si l’activité de Terra Fecundis en France était « permanente et dépourvue de terme prévisible », comme l’a estimé le tribunal correctionnel de Marseille jeudi, les cotisations sociales étaient quant à elles payées en Espagne, comme pour des travailleurs détachés. Soit des dizaines de millions d’euros en moins dans les caisses de l’Urssaf, partie civile au procès.
Quant aux salariés, convoyés sur place par Terra Fecundis dans ses propres véhicules, via une filiale condamnée à une amende de 200.000 euros, ils étaient privés de leurs heures supplémentaires, contraints de travailler jusqu’à 70 heures par semaine pour certains, sans indemnités de congé payé ni suivi médical.
Pour le tribunal correctionnel de Marseille, c’est clair: Juan Jose Lopez Pacheco, son frère Francisco, et leur associé Celedenio Perea Coll, coupables de travail dissimulé, dissimulation de salariés et marchandage, c’est-à-dire de prêt de main d’oeuvre à but lucratif, le tout en bande organisée, avaient « mis en place ensemble et sciemment un +business plan+ intégrant le recours généralisé à la fraude pour assurer leur profit, tout en recourant à une main d’oeuvre docile peu susceptible de revendiquer » ses droits.
– « Germinal » à « Guantanamo » –
Et le tribunal de stigmatiser au passage ces dizaines voire centaines d’entreprises agricoles françaises qui « ont pu profiter sans vergogne des services de Terra Fecundis en laissant d’autres se salir les mains ».
Les conditions de travail et de logement étaient tellement déplorables que certaines exploitations étaient baptisées « Guantanamo », en référence au centre de détention américain à Cuba, ou encore « El Carcel » (la prison), avait souligné le président du tribunal à l’audience.
« On ne pourrait même pas (y) héberger des animaux », avait cinglé le procureur Xavier Leonetti, citant Zola: « Avec Terra Fecundis, c’est Germinal dans les exploitations agricoles, la Bête humaine est devenue une entreprise de travail temporaire ».
Aussitôt le jugement prononcé, Jean-Baptiste Mousset, avocat de Celedenio Perea Coll, a précisé qu’il allait « évidemment » faire appel, regrettant un procès où « on a essayé de surfer sur l’émotion ».
Pour Me Vincent Schneegans, conseil de la Fédération générale agroalimentaire CFDT, elle aussi partie civile, il ne fait pas de doute que tous les prévenus feront appel: « Ils en ont fait une question de principe, depuis le début ils se sont placés sur le terrain de la confrontation entre deux pays, entre la France et l’Espagne », a-t-il expliqué à l’AFP.
Après le volet pénal, la décision sur les intérêts civils sera prononcée le 19 novembre, toujours à Marseille. L’Urssaf, dénonçant une fraude « exceptionnelle », a réclamé 112 millions d’euros.
Mais Terra Fecundis n’en aura pas fini avec la justice française. Le 18 mars 2022, devant le tribunal correctionnel de Nîmes, elle sera poursuivie pour les mêmes faits, mais pour la période 2016-2019. Et cette fois elle sera accompagnée sur le banc des prévenus par une petite dizaine d’exploitations agricoles françaises ayant profité de cette main d’oeuvre corvéable.
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