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En Tunisie, un feuilleton du ramadan relance le débat sur l’émigration clandestine

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Le réalisateur tunisien Lassaad Oueslati sur le tournage de « Harga » à l’été 2020. Le réalisateur tunisien Lassaad Oueslati sur le tournage de « Harga » à l’été 2020.

En Tunisie, les feuilletons télévisés diffusés pendant la période du ramadan font la part belle aux sujets de société, y compris les plus sensibles. Le réalisateur Lassaad Oueslati, connu pour sa liberté de ton, questionne cette année avec Harga le thème de l’émigration clandestine, un phénomène qui s’est généralisé depuis la révolution tunisienne, au point de devenir « presque banal », souligne-t-il dans une interview au Monde Afrique.

L’année 2020 a connu un pic de départs inédit : près de 14 800 migrants ont tenté de rejoindre les côtes italiennes, entre le double et le triple des années précédentes. Pour Lassaad Oueslati, l’ampleur de ces départs et la façon dont ils sont envisagés dans le pays révèlent « les fractures de la société tunisienne ».

Vous abordez dans Harga la thématique de la migration clandestine, un sujet d’une actualité brûlante en Tunisie. Pourquoi avoir voulu en faire un feuilleton ?

Lassaad Oueslati. Je devais faire ce feuilleton parce que ce sujet nous touche tous au quotidien. Chaque Tunisien a dans son entourage quelqu’un qui a émigré clandestinement. Pour créer les personnages et planter un décor réaliste, je suis allé en Sicile avec mon producteur et nous avons rencontré de nombreux Tunisiens en situation irrégulière, que ce soit dans les centres de détention, les hotspots [points d’enregistrement des migrants à leur arrivée en Europe], ou dans les rues. J’ai aussi réalisé des entretiens avec les familles de près de 500 disparus en mer dont les proches n’ont ni les corps ni la preuve qu’ils sont morts.

A travers vos personnages, vous montrez que l’émigration clandestine n’est pas juste le résultat des difficultés économiques du pays, mais aussi le fruit d’une désillusion de la jeunesse, qui s’est accentuée après la révolution…

En effet, je voulais éviter les stéréotypes. Il y a par exemple ce personnage d’une mère célibataire qui part, non pas à cause du chômage, mais à cause des préjugés qu’elle subit. Elle veut élever son fils dans un pays où il n’y a pas de tabous par rapport à sa situation. C’est le cas de beaucoup de Tunisiens qui migrent.

Nous aimons notre pays mais, parfois, il ne nous accepte pas tels que nous sommes. L’artiste [un autre personnage du feuilleton] s’en va, lui, parce que sa situation socio-économique est devenue insupportable. Il faut dire qu’en Tunisie les artistes ne jouissent d’aucun statut social particulier.

La question de la perte d’identité, du lien qui nous rattache à notre pays, m’a aussi beaucoup marqué. La plupart des jeunes que j’ai rencontrés en Sicile vivent dans des conditions lamentables. Pourtant, ils craignent beaucoup plus de se faire attraper et de se faire expulser que de devoir supporter cette précarité.

C’était l’un des moteurs du scénario, ce besoin de certains Tunisiens de vivre leur misère dans l’ombre, dans un pays étranger, et non pas aux yeux de tous, dans leur pays, exposés à la pression familiale et aux attentes de la société. Bien sûr, certains réussissent aussi leur traversée vers l’Europe, s’y construisent un avenir et en font la promotion, mais cette dimension-là, de l’après, sera peut-être l’objet d’une suite au feuilleton.

Pourquoi ce sujet reste-t-il difficile à aborder pour l’opinion publique tunisienne ?

C’est un sujet à la fois compliqué et presque banal quand on voit le nombre de Tunisiens qui partent chaque année. Ils sont des milliers. Certaines familles prennent même des crédits pour financer les traversées de leurs enfants. Nous avons voulu montrer dans le feuilleton que l’Etat tunisien est aussi complice, d’une certaine façon.

Jusqu’à maintenant, la seule réponse apportée à ce phénomène est sécuritaire. Quand les autorités attrapent un jeune qui tente d’émigrer, celui-ci passe quelques jours en prison, puis il est relâché. Pour ceux qui disparaissent en mer, c’est comme s’ils n’existaient plus aux yeux de l’Etat tunisien.

Dans certains épisodes du feuilleton, nous montrons aussi le problème des avocats qui profitent financièrement des familles de disparus en leur promettant de retrouver leurs enfants, alors que, dans les faits, cela n’arrive jamais. Nous parlons également de la corruption de certains garde-côtes qui ferment parfois les yeux sur le passage des bateaux.

Et nous dénonçons le traitement des migrants en Italie, la maltraitance dans certains centres de rétention et l’absurdité des expulsions, certains migrants finissant toujours par revenir. C’est un sujet qui gêne et qui fait débat car il révèle beaucoup de fractures au sein de la société.

Comment avez-vous équilibré le réalisme et la fiction ?

Le traitement esthétique est plus proche du documentaire. Nous avons choisi une caméra épaule qui colle aux personnages avec un tournage en pleine mer pour les scènes sur les embarcations clandestines. Nous étions près de 80 personnes entre les acteurs, les figurants et l’équipe technique et nous avons passé plusieurs jours en mer.

L’autre part documentaire, c’est la description réaliste du vécu des migrants. J’ai aussi voulu refléter le quotidien des Subsahariens qui font partie de ces traversées, le racisme dont ils sont victimes sur les bateaux. La narration et les liens entre les personnages, eux, sont plus de l’ordre de la fiction, avec des ressorts dramatiques.

Votre feuilleton est diffusé à la télévision tunisienne pendant le ramadan. Pourquoi avoir fait le choix de le sortir à cette période ?

Je salue la télévision nationale tunisienne qui a rempli sa mission de service public en assurant la diffusion de ce feuilleton, sans aucune censure ou intervention sur le contenu. Mais, pour le moment de diffusion, malheureusement nous n’avons pas le choix. Les productions originales tunisiennes sont réservées au ramadan car elles sont liées aux publicités des annonceurs, très nombreuses pendant cette période.

De mon côté, j’aimerais bien que le feuilleton soit diffusé à un autre moment car beaucoup de téléspectateurs font la remarque que le sujet n’est pas forcément adéquat. Lors d’un rassemblement familial, les gens apprécient davantage les contenus drôles ou divertissants. Mais je suis content que nous ayons pu mettre le replay en ligne sur Artify [une plate-forme tunisienne de vidéo à la demande], cela permet aussi à la diaspora tunisienne de le visionner. La prochaine étape est de sous-titrer le feuilleton en italien, en anglais et en français pour le rendre accessible à une audience européenne.

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