« Boris envoie les canonnières à Jersey. » A l’instar de la « une » du Daily Express, jeudi 6 mai, la presse britannique a pris des accents belliqueux pour décrire les tensions entre la France et le Royaume-Uni autour de la pêche. Des marins français ont manifesté au large de Jersey une bonne partie de la journée de jeudi, pour protester contre les conditions de pêche imposées après le Brexit.
Alors que la France, par la voix de sa ministre de la mer, Annick Girardin, a menacé à mots couverts de couper l’électricité sur l’île anglo-normande, les deux pays ont chacun envoyé des navires de patrouille dans la Manche, jeudi. « Le premier ministre envoie la Navy affronter les Français à Jersey », osait même le Daily Telegraph à sa « une », jeudi matin.
La confrontation était appelée à se dénouer, en milieu d’après-midi, quand les bateaux français ont indiqué à l’Agence France-Presse qu’ils commençaient à quitter les lieux sans qu’aucun affrontement ait lieu.
« Notre nouveau Trafalgar », fanfaronnait aussitôt le Daily Mail, sur la page d’accueil de son édition en ligne. Le matin, le tabloïd avait choisi de détailler, dès sa « une », l’armement disponible à bord du HMS Severn, l’un des deux navires déployés dans la Manche. Le Guardian, journal réputé de centre gauche, avait, lui, rappelé, à toutes fins utiles et photographie à l’appui, que le HMS Tarar, l’autre navire, est le plus imposant des deux patrouilleurs envoyés, avec plus de 90 mètres de long, et qu’il dispose depuis peu d’un « camouflage réfléchissant (…) conçu pour rendre plus difficile, pour l’ennemi, d’évaluer sa vitesse et sa direction ».
« Cette façon de se comporter évoque davantage le XIXe que le XXIe siècle »
L’épisode rappelle au journal les « guerres de la morue », dans les années 1970, « quand il y eut de violents affrontements entre des bateaux britanniques et des pêcheurs islandais ». Le Royaume-Uni protestait alors contre l’agrandissement, par Reykjavik, de ses eaux territoriales. Déjà, des bateaux de la Navy avaient été de la partie. L’accord final, favorable à l’Islande, avait porté un coup très dur au secteur britannique de la pêche.
« Il est assez extraordinaire de formuler des menaces de blocage, de coupure d’électricité »
Plus martial encore, l’Evening Standard fait détailler, par l’amiral en retraite Adam West, la procédure par laquelle les bateaux de guerre de Londres pourraient « arrêter » les pêcheurs français impliqués et « saisir » leurs navires. « Il est assez extraordinaire de formuler des menaces de blocage, de coupure d’électricité. Cette façon de se comporter évoque davantage le XIXe que le XXIe siècle », s’offusque le militaire.
Le journal cite aussi des propos rapportés à l’agence PA News par Josh Dearing, un pêcheur de Jersey âgé de 28 ans, témoin des manœuvres de ses collègues français. « Il fallait voir ça (…), c’était comme une invasion », dit-il, sur « une mer de lumières rouges et de fusées ». Il n’a pas échappé au jeune marin que « les Français étant les Français, ils ne badinent pas. Ils peuvent bloquer leurs propres ports. Ils n’y réfléchiraient pas à deux fois avant de venir ici nous faire la même chose ». Pour lui, « les pêcheries de Jersey n’ont rien fait de mal. (…) Elles ont délivré des permis aux pêcheurs français qui y étaient éligibles (…) et ceux qui n’ont pas de droits de pêche historiques ne font que chouiner ».
La remise des licences « était une complète insulte faite aux Français »
Tous ses collègues ne partagent pas cet avis, à en croire le Bailiwick Express, un média local en ligne, qui a rencontré Chris Le Masurier, un important pêcheur d’huîtres et de moules. Lui trouve des raisons à la colère de ses collègues du continent, voyant un certain amateurisme dans la manière dont les nouvelles licences de pêche ont été émises : « C’était une complète insulte faite aux Français, comme si elles avaient été délivrées par un stagiaire qui aurait commencé vendredi. Tout ceci s’est passé d’une manière déplorable. Notre gouvernement est une telle brochette d’idiots incompétents que j’ai honte d’être Jersiais. »
« La réaction que nous voyons ressemble à quelque chose que vous attendriez de la part de la Russie ou de l’Iran »
Jeudi matin, avant l’arrivée des Français, le Guardian rapportait aussi les accents bellicistes de Don Thompson, le président de la Jersey Fishermen’s Association, une association locale de pêcheurs. Craignant alors un blocage du port de Saint-Hélier, celui-ci jugeait « inévitable que les Français agissent, mais la réaction que nous voyons ressemble à quelque chose que vous attendriez de la part de la Russie ou de l’Iran. (…) Ceci s’approche assez près d’une déclaration de guerre ».
La guerre, décidément, a été dans une multitude d’esprits outre-Manche. Le Daily Telegraph cite une source au gouvernement de Jersey remarquant qu’« au moins, quand les Allemands nous ont envahis ils n’ont pas éteint la lumière », en référence à l’occupation de l’île par les nazis pendant la seconde guerre mondiale et aux menaces implicites de Paris de couper son approvisionnement en électricité. Par méconnaissance ou perfidie, le journal commet aussi une curieuse imprécision en assurant qu’Annick Girardin aurait un jour revendiqué son « âme de pirate ». En fait, dans un article de Paris Match en 2019, la ministre de la mer, native de Saint-Malo, évoquait son âme « de corsaire ». Les uns étaient des bandits, les autres des mercenaires opérant sur commande d’un Etat : les aléas de traduction tombent parfois à pic.
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