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La tentation du patriotisme économique en France

A l’Elysée, on n’en démord pas. Trois mois après le « niet » au groupe canadien Couche-Tard, qui voulait racheter Carrefour, l’entourage d’Emmanuel Macron justifie toujours cette décision brutale: on ne lâche pas le « premier employeur privé français » (même si le Crédit agricole a plus de salariés en France), détenant 20% de la distribution alimentaire, à des actionnaires, qui auraient pris leurs décisions à 6.000 kilomètres de Paris. Et puis, les dirigeants canadiens n’y ont pas mis les formes en prévenant très tard les autorités françaises…

Même si le souverainisme est en vogue, la décision n’a pas fait l’unanimité. Et pas seulement dans le monde des affaires. « Il est incohérent d’empêcher l’acquisition d’un groupe français par une société canadienne, tout en se félicitant de l’intégration du canadien Bombardier par le français Alstom », déplore l’économiste Philippe Aghion, réputé proche d’Emmanuel Macron.

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« L’idée de souveraineté alimentaire, mise en avant pour justifier ce refus, n’a aucune consistance, ajoute un autre économiste, Elie Cohen. Pourquoi les Canadiens auraient-ils voulu nous priver de pâtes ou de papier hygiénique? »

L’explication de cette réaction cocardière? La mise en musique d’une nouvelle doctrine de souveraineté industrielle. La crise sanitaire, qui a révélé une industrie désarmée pour

produire masques, tests et vaccins, a suscité un spectaculaire élan interventionniste chez l’ex-inspecteur des finances Emmanuel Macron. Dès mars 2020, il lançait un appel dans l’usine de masques Kolmi-Hopen pour « retrouver la force morale et la volonté de produire en France et retrouver cette indépendance ». Depuis, il a multiplié les messages de reconquête, notamment dans la santé. Un credo partagé par (presque) tous les leaders politiques. « C’est un patriotisme qui cherche à avoir absolument des groupes à capitaux français, critique Elie Cohen. Alors que le problème est notre capacité à produire sur notre sol, qui s’est étiolée. »

Multinationales à l’Elysée

Macron souverainiste? Ce nouveau credo n’étonne guère les proches du président. Dans sa jeunesse, il s’est rapproché de Jean-Pierre Chevènement, chantre de l’intervention de l’Etat, pour qui il a voté en 2002. Et, comme ministre de l’Economie, il avait fait monter l’Etat au capital de Renault, contre l’avis du PDG de l’époque, Carlos Ghosn. En même temps, le président de la République s’assume en tenant de la mondialisation déroulant le tapis rouge aux patrons de multinationales, lors des sommets Choose France. Et il est accusé d’avoir laissé partir des fleurons à l’étranger, comme Alstom cédé à General Electric (GE) en 2014, lorsqu’il était conseiller de François Hollande.

Retournement de l’histoire: un projet de reprise 100% tricolore, soutenu par EDF, lorgne les mythiques turbines nucléaires Arabelle, propriété de GE. « Cela avance », confirme Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée chargée de l’Industrie. « Ce serait un beau trophée, symbolique, qui effacerait la faute originelle de Macron », ajoute un familier de l’Elysée.

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Trous dans la raquette

Au-delà du discours, il y a en tout cas une forme de vigilance, au sommet de l’Etat, sur les « vrais » secteurs stratégiques comme la défense. Un changement de braquet illustré par Photonis, pépite bordelaise qui fournit des lunettes de vision nocturne à l’armée. Paris a bloqué le rachat par l’américain Teledyne et facilité la vente de la PME au fonds français HLD, qui devra se rapprocher de Thales et Safran pour créer un champion national de l’infrarouge. « Ce qui était permis il y a cinq ans ne l’est plus aujourd’hui, avertit Thomas Courbe, chef du service d’intelligence économique à Bercy. Tout est fait pour que des cas de prédation que nous avons subis ne se reproduisent plus. »

L’arsenal tricolore de sécurité économique a ainsi été sérieusement renforcé. Si le champ des secteurs à protéger a été élargi aux biotechs ou à l’agroalimentaire, ce sont surtout les moyens de détection qui sont montés en puissance: la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), dont le patron est un proche du président, a triplé ses effectifs dans le domaine. Le chef de l’Etat, lecteur assidu des notes bleues (DGSI) ou jaunes (DGSE) qui lui parviennent quotidiennement, avait déjà, lorsqu’il était à Bercy, montré une appétence pour le sujet en mettant en œuvre un vaste dispositif de surveillance du chinois Huawei.

Mais les trous dans la raquette restent nombreux. « Le gouvernement ne semble pas savoir ce qui est vraiment sensible: pourquoi bloque-t-on le rachat de Carrefour et pas celui de Linxens [entreprise spécialisée dans les semi-conducteurs rachetée par un groupe chinois en 2018]? , s’interroge Claude Revel, ex-déléguée interministérielle à l’intelligence économique. Notre souveraineté n’est que défensive alors qu’il faudrait financer beaucoup plus nos pépites souveraines et l’innovation stratégique. » Le cas de la start-up nantaise Valneva en est le triste reflet.

Son vaccin anti-Covid, ignoré par les autorités françaises, a été financé par le Royaume-Uni qui sera son premier client.

Dépendances commerciales et financières françaises

Les indicateurs de souveraineté économique ont tendance à se dégrader, exception faite de la détention du capital du CAC 40 par les non-résidents. Mais c’est précisément sur ce point que le gouvernement s’inquiète. Comme le prouve le veto à une OPA étrangère sur Carrefour.

Modèle américain

Pour l’entourage d’Emmanuel Macron, les faiblesses révélées par la crise sanitaire confirment le « logiciel du président », qui depuis son élection n’a eu de cesse de promouvoir l’innovation, le goût du risque, notamment son concept de « start-up nation », et la mobilisation des investisseurs dans la Tech. « Notre doctrine en matière de souveraineté était en germe depuis le début du quinquennat mais la crise a mis au jour nos vulnérabilités, souligne Agnès Pannier-Runacher. Notre ambition est d’avoir une résilience forte de nos secteurs souverains à l’horizon 2030. »

Sauf que les premières mesures laissent sceptiques, en particulier dans la santé. 850 millions d’euros vont être mis sur la table pour relocaliser une dizaine de molécules stratégiques, dont le paracétamol, ou créer une usine consacrée à l’ARN messager. Un soutien qui paraît bien mince face à la concurrence. « Quand on voit les financements massifs de Washington ou Londres pour leurs vaccins, on se dit que nous jouons avec un pistolet à eau et eux un bazooka », s’emporte un ancien directeur de Sanofi.

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La BARDA, bras armé de la Maison-Blanche dans le biomédical, a ainsi investi 12 milliards de dollars pour les vaccins anti-Covid. Du coup, Emmanuel Macron pousse ses homologues européens à s’inspirer des Américains.

Bruxelles multiplie les plans pour asseoir l’ »autonomie stratégique » de l’Union. Une agence inspirée de la BARDA, baptisée HERA, a été créée. « Elle n’a pas l’autonomie de gestion nécessaire », tacle Philippe Aghion. Comme lui, beaucoup d’observateurs attendent de voir les milliards que la France et l’Europe sont capables d’investir dans l’innovation. Pour donner au souverainisme, ce vocable à la mode, un véritable contenu.

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