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Une dizaine de pinasses, voiles dressées, regagne le rivage de Grand-Béréby, dans le sud-ouest de la Côte d’Ivoire. Sur le sable doré, les pêcheurs – tous originaires du Liberia voisin – et des jeunes du coin tirent sur des cordes pour remonter les embarcations. Leurs chants accompagnent le mouvement. Mais si les bateaux en bois pèsent lourd, les cales font peine à voir. Au fond, ne reposent que quelques sardines et des petits poissons bien trop jeunes.
Pendant des années pourtant, les eaux chaudes de la région, habitat naturel de nombreuses espèces, faisaient le bonheur des pêcheurs. « Quand j’étais petit, on trouvait de tout : thons, mâchoirons, mérous…, énumère Winner Boniface, vice-président de la communauté libérienne locale. Aujourd’hui, on ne trouve presque plus rien et nos salaires ont fortement diminué. »
Comme ailleurs sur la côte ivoirienne, Grand-Béréby accueille, depuis plusieurs décennies, des pêcheurs venus du Liberia et du Ghana. Ces derniers sont équipés de pirogues à moteur bien plus grandes et de techniques plus efficaces pour ramener de gros poissons. Pour autant, les uns comme les autres disent avoir aujourd’hui du mal à remplir leurs filets. Parfois en conflit, les deux communautés s’accordent sur la cause du problème : les « navires chinois », comme ils les désignent, souvent visibles au loin et décrits comme sans foi ni loi.
Ces derniers temps, de nombreux témoignages, des images et des vidéos révèlent l’importance de la pêche illégale le long des côtes ivoiriennes. Pêchant souvent de nuit, dans les eaux dédiées à la pêche artisanale, les équipages – majoritairement chinois malgré leur pavillon ivoirien – n’hésitent pas à enfreindre les lois en vigueur pour ramener le maximum de poissons. L’absence de contrôles leur laisse les coudées franches.
« Ça devient dangereux »
« Ils ont de gros engins, raclent les fonds marins et renversent les pirogues artisanales en pleine nuit », constate Adama Dosso, chef de poste rattaché au ministère de l’élevage et des ressources halieutiques à Grand-Béréby. A cause de la concurrence jugée déloyale de ces chalutiers et sardiniers, les petits pêcheurs doivent modifier leurs pratiques : « Ils partent pêcher plus loin au large et donc plus longtemps. Ça devient dangereux », note M. Dosso.
Ces bateaux chinois s’affranchissent des règles et se rendent régulièrement dans les zones de reproduction des poissons. Là, ils mettent en place des dispositifs de concentration de poissons (DCP), système qui consiste à les rassembler autour de balises et à en capturer d’immenses quantités, sans distinction d’espèces ni d’âge.
Un phénomène de plus en plus répandu le long des 550 kilomètres du littoral ivoirien. Pis, explique le colonel Abé, directeur de l’Institut de sécurité maritime interrégional (ISMI) basé à Abidjan, ces chalutiers font aussi de la pêche à l’explosif ou avec des filets aux mailles si serrées qu’elles ne laissent pas s’échapper les jeunes poissons.
Ces techniques défendues perturbent le repos biologique nécessaire à l’équilibre de l’écosystème marin. « Aujourd’hui, certaines espèces comme le mérou sont en voie d’effondrement, explique le colonel Abé. Et, demain, ce sera le tour des crevettes, des daurades et des mâchoirons chez lesquels nous observons déjà des dérèglements. » A tel point que le pays est obligé d’importer plus des trois quarts du poisson qu’il consomme.
« Ni armes, ni bateaux »
Le colonel rappelle toutefois que la pêche illicite, non déclarée et non réglementée, dite pêche INN, n’est pas « l’apanage d’une seule nationalité ». Les communautés de pêcheurs artisanaux, « composées à 90 % d’étrangers, essentiellement des Ouest-Africains, sont aussi coupables de pêche irresponsable », précise-t-il.
Selon un rapport du Comité des pêches pour le Centre-Ouest du golfe de Guinée (CPCO), une structure intergouvernementale régionale, « sur une réserve de plus d’un million de tonnes, dans le golfe de Guinée, la pêche INN constitue 37 % des captures ». Un chiffre qui s’élèverait même à 60 %, selon l’ONG africaine Stop Illegal Fishing
Depuis la plage de Grand-Béréby, le lieutenant Maxime Guivé, chef d’antenne de la police maritime de la ville, se dit impuissant. Il n’a « ni armes, ni bateaux » pour contrôler l’activité des pêcheurs comme il le souhaiterait. Or, le comportement de ces navires est parfois proche de la piraterie. Déjà, en 2009, quatre membres de la police maritime de San-Pedro (sud-ouest) avaient été abattus au large de la ville voisine de Sassandra par des personnes qualifiées de « pirates » depuis un bateau chinois battant pavillon ghanéen.
Du côté du sud-ouest ivoirien, la création d’une aire marine protégée de 2 600 km2 fin 2020 doit s’accompagner d’une meilleure surveillance de cette zone très prisée, « mais tout prend du temps », s’impatiente le lieutenant Guivé.
« La corruption de l’administration maritime »
Le long de la côte, certaines missions de la marine ivoirienne et française – les deux pays sont liés par un accord de coopération militaire – permettent tout de même d’intercepter quelques bateaux. « Mais une fois arrêtés, très peu de patrons sont réellement mis à l’amende », révèle un observateur du port. Le reste du temps, trois patrouilleurs ivoiriens sortent parfois en mer pour traquer les fautifs.
Et si l’Etat ne met pas encore les moyens pour surveiller suffisamment ses eaux, il est aussi jugé complice de ces agissements illicites. « La corruption de l’administration maritime est quotidienne. Il y a notamment un gros trafic de livrets maritimes, les passeports des marins », observe un enquêteur habitué du port d’Abidjan. « Ces pratiques sont régulièrement dénoncées, mais la situation n’évolue guère », soupire Joachim Djedje-li, syndicaliste de l’International Transport Worker’s Federation.
Avec ses mains calleuses qui trahissent son passé de marin-pêcheur, M. Djedje-li passe en revue les différents dossiers qu’il supervise au port d’Abidjan. Au total, 130 bateaux naviguent sur les eaux ivoiriennes. Malgré leur pavillon ivoirien, 75 % d’entre eux seraient en réalité gérés par des sociétés mixtes, des entreprises de droit ivoirien dirigées par des ressortissants chinois.
Un procédé qui contrevient au code maritime ivoirien : celui-ci impose un quota de personnel ivoirien à bord, équipage et état-major confondus. Un rapide tour du côté des quais de débarquement du port d’Abidjan suffit pour confirmer le non-respect de cette règle. « Ils embauchent toutefois quelques Ivoiriens pour faire les tâches ingrates en mer », lâche M. Djdede-li.
Ce n’est pas David qui le contredira. Le marin revient d’un mois passé sur un « bateau chinois, une épave », précise-t-il. Le corps abîmé par son travail, le jeune homme de 27 ans raconte le calvaire qu’il vit à chaque départ en mer sur ces embarcations : brimades, accès restreint à l’eau potable, nourriture insuffisante, hygiène déplorable et jour de repos ignoré. Le plus dur : « Ma couchette était derrière la cheminée. J’ai avalé de la fumée pendant un mois et c’est très dangereux car un incendie peut vite partir », déplore le marin-pêcheur en montrant sur son téléphone des vidéos prises à bord.
« L’Etat ivoirien ferme les yeux parce que le gros problème, c’est le quasi-monopole des navires asiatiques sur les eaux ivoiriennes. Tant que la Côte d’Ivoire ne se dotera pas d’une flottille et de marins qualifiés, le pays sera dépendant de ces bateaux étrangers », indique notre enquêteur du port d’Abidjan. « Le pays doit inverser le rapport de force de la pêche. Mais c’est difficile quand on a toujours tout misé sur la terre et le cacao. », préconise-t-il.
L’absence d’une langue en commun entre les personnels ouest-africains et chinois à bord complique une situation déjà fragile et tendue. Tous les syndicats contactés confirment que les entreprises chinoises fournissent très rarement des contrats aux marins-pêcheurs ivoiriens qu’ils embauchent.
Seul réconfort, explique David : « Ils paient mieux qu’avant car il y a eu trop d’abus, ils n’ont plus le choix ». Le salaire mensuel s’élève en moyenne à 130 000 francs CFA (près de 200 euros), « sans compter les primes », précise David. Une somme qui peut sembler confortable dans un pays où le SMIG, rarement respecté, est à 60 000 francs CFA (quelque 90 euros). Mais l’exploitation demeure le lot quotidien de ces marins-pêcheurs. Or, dans un pays où le secteur de la pêche fait vivre 400 000 personnes, la concurrence est rude. « Si je me plains ou si j’abandonne, d’autres vont courir pour prendre mon poste, résume David. Et ça, les Chinois le savent très bien. »
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