La Russie et plusieurs membres de l’Otan partagent une frontière maritime commune en Arctique. Si les préoccupations environnementales et les intérêts économiques ont généralement contribué à renforcer la collaboration des pays dans la région, la guerre en Ukraine menace de bouleverser cet équilibre délicat.
« L’Alliance (atlantique, NDLR) a récemment procédé à un nouvel exercice militaire de grande envergure dans le nord de la Norvège. Selon nous, cela ne contribue pas à la sécurité de la région. »
Les mots sont de Nikolaï Korchunov, diplomate russe qui participait le 17 avril au forum intergouvernemental du Conseil de l’Arctique, et qui s’est dit préoccupé par la présence accrue de l’Otan en Arctique depuis le début de la guerre en Ukraine.
Si l’Alliance atlantique poursuit ses activités dans cette zone, des « incidents involontaires » pourraient se produire, a-t-il aussi averti, sans préciser de quoi il pourrait s’agir. En Arctique, n’importe quel « incident » peut perturber le fragile équilibre actuel.
Cette région est une mine d’or potentielle – en matière de ressources énergétiques et de routes maritimes – souvent régie par de multiples accords bilatéraux entre les différents États ayant des intérêts sur place : Canada, Finlande, Danemark, États-Unis, Islande, Norvège, Suède et Russie. Ces huit pays parviennent généralement à s’entendre, unis par leur littoral arctique commun, avec des accords sur le droit maritime, l’équilibre environnemental et les besoins sécuritaires.
« Les relations nouées en Arctique ne sont pas de celles qui peuvent être rompues rapidement ou facilement, et elles ne devraient pas l’être. L’Arctique est une zone si particulière, qu’il est essentiel de maintenir une stabilité à court et à long terme », souligne Melanie Garson, maîtresse de conférences en résolution de conflits internationaux et en sécurité au département des sciences politiques de l’University College London, contactée par France 24.
Mais des signes indiquent que l’invasion russe de l’Ukraine perturbe déjà ces fragiles relations. La Russie partage le littoral arctique avec cinq États membres de l’Otan, la Finlande et la Suède – et tous soutiennent l’Ukraine militairement et financièrement.
À cela s’ajoute le boycott des discussions en Russie – qui préside le Conseil de l’Atlantique jusqu’en 2023 – annoncé en mars par les membres du Conseil de l’Arctique en raison de la « violation flagrante » de la souveraineté de l’Ukraine. Un coup d’arrêt porté aux travaux du groupe. « C’est très inhabituel », relève Melanie Garson. « Le Conseil de l’Arctique a survécu à des périodes de tension, mais ce que nous voyons en Ukraine est un tournant dans l’histoire.
« Un cinquième océan au sommet du monde »
En Arctique, les préoccupations politiques et économiques sont conditionnées par le climat unique de cette région et sa rapide évolution. Lors des 30 dernières années, la glace la plus épaisse y a perdu 95 % de sa superficie. Au rythme actuel de l’évolution des émissions de gaz à effet de serre, il pourrait ne plus y avoir de glace en été sur place d’ici 2040.
La présence accrue de l’homme est une menace supplémentaire dans cette zone naturelle déjà sous pression.
Jusque-là, l’urgence climatique a été la raison essentielle à une coopération internationale dans la région. La première étape vers la formation du Conseil de l’Arctique a été la stratégie de protection de l’environnement arctique, signée en 1991 sous la forme d’un accord entre les États qui se partagent l’Arctique et les organisations de populations autochtones.
Mais la fonte spectaculaire des glaces modifie le paysage politique et économique de la région. « Nous sommes en train d’assister à l’apparition d’un cinquième océan au sommet du monde », alerte Katarzyna Zysk, professeure à l’Institut norvégien d’études de Défense. « Et quand cet océan sera là, il sera utilisé à des fins économiques et militaires. »
La fonte des glaces modifie également la stratégie militaire de la Russie – qui possède 53 % du littoral arctique. « C’est une zone incroyablement vaste. Les frontières de la Russie étaient protégées par la glace, mais à présent elle est en train de disparaître, ce qui la rend plus vulnérable aux potentielles attaques », explique Katarzyna Zysk.
C’est l’une des raisons pour lesquelles Moscou a renforcé, ces dernières années, sa présence militaire dans le Grand Nord. En 2014, le Kremlin a créé une marine arctique (« la flotte du Nord ») basée sur la péninsule de Kola – proche de la Finlande et la Norvège. Selon Katarzyna Zysk, c’est là que « la Russie possède sa plus grande part de sous-marins stratégiques et d’autres capacités non-nucléaires importantes ».
« L’Ukraine a changé la donne »
La création de « la flotte du Nord » coïncide avec l’annexion de la Crimée par Moscou. Pour les observateurs internationaux, les activités militaires de la Russie en Arctique ont alors pris une allure de plus en plus agressive, selon les observateurs internationaux, donnant une nouvelle ampleur aux enjeux dans la région.
Après 2014, « les intérêts de l’Otan en Arctique se sont accrus », analyse Katarzyna Zysk. « L’Ukraine a changé la donne : même si la Russie était restée coopérative et prévisible en Arctique, l’Otan ne pouvait pas séparer ce que Moscou faisait à Kiev de son expansion militaire dans le Grand Nord. »
Il s’agissait également d’accroître la présence de l’Otan en Arctique afin de s’assurer que si l’article 5 était déclenché par une attaque russe dans la région, l’Alliance pourrait riposter avec une réponse adéquate.
Cependant, la Russie a également continué à accroitre sa force militaire. À partir de 2016, elle a augmenté la fréquence de ses exercices militaires en Arctique, affichant même une « capacité à projeter sa puissance au-delà de ses eaux arctiques et à affirmer son contrôle maritime », selon le cercle de réflexion Center for Strategic and International Studies.
La guerre actuelle en Ukraine a encore fait monter les enchères. Si la Suède et la Finlande rejoignent l’Otan – ce qu’elles envisagent sérieusement – tous les États qui se partagent l’Arctique, exceptée la Russie, feront partie de l’Alliance atlantique.
« L’Otan procédera alors à une réévaluation stratégique de la place de l’Arctique au sein de l’Alliance, et les décisions qu’elle prendra détermineront les relations futures, et cela pourrait provoquer des tensions avec la Russie », explique Melanie Garson.
La Russie a notamment fait savoir le 14 avril que si la Suède et la Finlande rejoignaient l’Otan, elle déploierait des armes nucléaires et des missiles hypersoniques dans la région des pays baltes.
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La Russie, « le principal acteur en Arctique »
Que la Russie renforce sa présence militaire en Arctique ne signifie pas nécessairement qu’elle le fait en vue d’une potentielle attaque : Moscou a aussi d’autres intérêts à protéger.
L’Arctique pourrait abriter les plus grandes réserves de pétrole et de gaz encore non explorées de la planète, selon une étude réalisée en 2008 par l’US Geological Survey : des milliards de barils potentiels dont la majorité se trouverait au large des côtes russes.
« La région est très riche non seulement en énergie mais aussi en ressources minérales, dont une grande partie se trouve en zone russe. Il y a également de grandes quantités de poissons, une ressource qui pourrait s’avérer précieuse compte tenu de la crise alimentaire croissante dans le monde », ajoute Katarzyna Zysk.
L’Arctique pourrait aussi devenir un important pôle de transports. La route maritime du Nord, qui longe la côte russe, est actuellement bloquée par la glace la majeure partie de l’année. Mais si elle ne l’était pas, elle pourrait devenir une voie de navigation très rentable. Le temps et les coûts de transports de marchandises seraient considérablement réduits entre la Chine et l’Europe en passant par l’Arctique – au lieu de l’Asie du Sud et du canal de Suez actuellement.
Ces possibles perspectives futures ont accru l’intérêt international pour l’Arctique. En plus des huit membres principaux, le Conseil de l’Arctique compte 13 pays observateurs qui peuvent proposer des projets dans la région.
Ce regain d’intérêt pour les richesses de l’Arctique a aussi « incité la Russie à renforcer sa position, car elle se considère comme le principal acteur (régional) – et pour de bonnes raisons, si l’on considère la situation géographique du pays », affirme Katarzyna Zysk.
Mais Moscou semble, jusqu’à présent, peu enclin à étendre ce rôle aux affrontements militaires dans le Grand Nord, malgré la guerre en Ukraine opposant des États ayant des intérêts en Arctique.
« La Russie proteste toujours lorsque l’Otan effectue des exercices militaires à proximité de ses frontières, mais nous n’avons pas vu de comportement provocateur de sa part en Arctique », explique Katarzyna Zysk. « Elle essaie d’éviter l’escalade [de la réaction internationale au] conflit en Ukraine, sachant également que son armée est déjà pleinement engagée là-bas. »
La guerre en Ukraine pourrait aussi être un tournant politique en Arctique pour les pays occidentaux, sans que cela s’apparente nécessairement à une rupture. « Le Conseil de l’Arctique a mis en pause ses travaux mais il ne se désagrège pas », affirme Melanie Garson. « Plus que tout, la confiance a sérieusement été entachée avec la Russie, conduisant les États présents en Arctique à repenser leurs relations futures. »
Mais la nécessité de collaborer et de coopérer entre États pourrait finalement finir par l’emporter sur les tensions politiques. « L’Arctique est régie par un réseau assez complexe d’accords bilatéraux et multilatéraux, conclut Melanie Garson, et je pense que les nations feront attention à ne pas s’en éloigner trop rapidement ».
Cet article a été traduit de l’anglais par Soraya Boubaya. L’original est à retrouver ici.
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