La sociologue Ioulia Shukan, maîtresse de conférences à l’université Paris-Nanterre, travaille depuis vingt ans sur l’évolution des sociétés ukrainienne et biélorusse. Elle a notamment étudié les mobilisations citoyennes dans la guerre du Donbass. En Ukraine, depuis le début de l’offensive russe, on observe que, d’un côté, les hommes restent pour se battre et, de l’autre, les femmes prennent le chemin de l’exil avec les enfants. Ioulia Shukan analyse le poids des héritages soviétique et post-soviétique sur les représentations de genre et les tensions qui traversent la société ukrainienne. Elle montre comment l’engagement de nombreuses femmes dans les mobilisations citoyennes en 2014, puis dans la guerre contre l’occupation russe, souvent invisibilisé, a contribué à faire bouger les lignes.
Comment analysez-vous les images médiatiques de femmes partant en exil quand les hommes restent pour affronter l’agresseur ?
Elles ne sont pas étonnantes. La couverture médiatique reflète des représentations des rôles masculin et féminin qui sont encore très ancrées dans la société ukrainienne. La conscription, exclusivement masculine, a été rétablie en 2014 en Ukraine avec le début de la guerre du Donbass. Il existe dans le pays un clivage genré très net, lié à un double héritage soviétique et post-soviétique.
A l’époque de l’URSS, le projet communiste cherchait à émanciper les femmes en proclamant l’égalité des sexes et la reconnaissance de leurs droits. Mais des recherches historiques ont aussi montré qu’il s’agissait d’une émancipation en trompe-l’œil car, en parallèle, les femmes étaient assignées au travail reproductif qui était même considéré à certaines époques comme un devoir. Dans la famille de l’époque soviétique, la femme portait seule la charge du soin du foyer et de ses proches.
Comment ces représentations ont-elles évolué après la chute de l’URSS ?
Après l’indépendance de l’Ukraine, deux autres idéologies sont venues structurer ces représentations. Le nationalisme dont se revendiquent un grand nombre de partis ukrainiens promeut la construction d’un ordre familial traditionnel où la femme permet à la nation de se reproduire. C’est d’ailleurs la figure d’une femme, Berehynia, déesse protectrice dans la mythologie slave, qui représente symboliquement la nation ukrainienne. Elle incarne à la fois un idéal de beauté avec ses cheveux blonds tressés, et de mère protectrice du foyer et de la nation.
Ce modèle est complété, depuis le début des années 1990, par des représentations liées au consumérisme occidental, où l’émancipation des femmes passe plutôt par un mariage réussi qui lui permet de ne pas travailler, et par le soin qu’elle apporte à son corps. Ces modèles sont largement partagés par une majorité de femmes et d’hommes, mais ils ne disent pas tout de la société ukrainienne et sont bousculés par l’engagement massif des femmes dans les mobilisations citoyennes depuis 2014, associé à un travail universitaire, associatif ou culturel, et des revendications féministes.
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