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ReportageNotre reporter Florence Aubenas et le photographe Samuel Gratacap ont pris la route, depuis Paris, avec 25 Ukrainiens installés en France. Certains vont chercher leurs enfants restés sur place, d’autres souhaitent s’engager dans la lutte armée.
L’alerte anti-aérienne vient à peine d’être levée et, déjà, le car s’élance, tous feux éteints, pour traverser la frontière. Derrière lui, il laisse la Pologne. Devant, la route plonge dans la nuit au milieu d’un tourbillon de neige. « Bienvenue en Ukraine », annonce le chauffeur au micro. D’habitude, il lance un vibrant « vive la nation ! », et les passagers, tous ensemble, répondent d’un tout aussi vibrant « gloire aux héros ! ». Ainsi le veut la tradition pour saluer l’arrivée au pays. Mais cette fois, le silence retombe. Personne ne risque un regard sur les femmes, les enfants, les vieillards, cette foule chancelante et toujours plus nombreuse qu’on aperçoit à travers la buée des vitres, fuyant l’Ukraine en guerre. Le car, lui, y pénètre, comme à rebours des événements.
Halina, 40 ans, est hôtesse pour la compagnie de cars Burak. « Les personnes repartent sans savoir si elles vont pouvoir revenir avec leur famille. La frontière polonaise est difficile à traverser pour sortir du pays. » Ici, le 2 mars 2022. SAMUEL GRATACAP POUR « LE MONDE » A quelques centaines de kilomètres de la frontière entre la Pologne et l’Ukraine, « Solidarité avec l’Ukraine libre », un message des autorités polonaises pour soutenir la population ukrainienne, le 2 mars 2022. SAMUEL GRATACAP POUR « LE MONDE »
A bord, ils sont 25, tous Ukrainiens, simples citoyens vivant en France, autant d’hommes que de femmes. Les visages sont fermés, chacun semble réfugié au plus profond de lui-même, soudain seul au monde. C’est un de ces moments où l’histoire impose de choisir. Rester dans le pays ? Fuir ? Revenir ? Qui peut être sûr, dans ces tumultes, de prendre la bonne décision ? Nous sommes le 2 mars, bientôt minuit, l’invasion russe a commencé depuis une semaine. A Kiev, une loi vient de passer interdisant à tout homme âgé de 18 à 60 ans de quitter le territoire, en dehors de cas exceptionnels. Les contrôles sont particulièrement stricts. Ceux du voyage savent qu’ils plongent dans l’inconnu : il n’y aura pas de retour pour eux avant une date que nul ne peut connaître. Seules les femmes pourront repartir. Si elles y arrivent.
Sous le pont de la station de métro Chevaleret, les dons pour l’Ukraine rempliront le car à destination de la ville d’Ivano-Frankivsk. A Paris, le 1er mars 2022. SAMUEL GRATACAP POUR « LE MONDE »
Paris, où ils ont embarqué trente-cinq heures plus tôt, paraît déjà loin. Natalya, une pédiatre de 47 ans, était venue apporter des médicaments au point de départ des cars Burak (betterave, en français), une compagnie de voyage qui assure des liaisons régulières entre la France et l’Ukraine. Avec la guerre, Burak s’est aussi mis à convoyer de l’aide : la solidarité est impressionnante, en dons comme en bénévoles. La journée entière, Natalya avait aidé à charger le véhicule, incapable de s’en éloigner, seul lieu où sa douleur semblait s’anesthésier. Kiev sous les bombes occupe son corps et son cerveau. Natalya croit devenir folle quand sa mère et sa sœur ne répondent pas à ses messages dans la minute. Là-bas, toutes deux la supplient de rester à l’abri. Le chauffeur s’apprête à démarrer, les premiers embarquent. Et Natalya s’entend demander : « Il reste une place ? » Elle vit en France depuis vingt ans. Personne, parmi ses proches, n’est averti de son départ.
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L’article En car vers l’Ukraine en guerre : « Si on n’y va pas, qui va y aller ? » est apparu en premier sur zimo news.