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Guerre en Ukraine : comment les Russes antiguerre contournent un Internet muselé

Une manifestante avec un masque portant la mention « Non à la guerre », à Saint-Pétersbourg, en Russie, le 27 février. DMITRI LOVETSKY / AP

Au moment où, vendredi 4 mars au soir, les autorités russes annonçaient le blocage de Facebook sur leur territoire, Lena*, trentenaire de Saint-Pétersbourg, naviguait encore tant qu’elle le pouvait sur le réseau social. Parmi les contenus qui s’égrènent sur son fil, des posts sponsorisés pour inciter les internautes à faire des provisions ou encore des publications incitant à la rébellion : « Vos enfants ignorent où ils sont envoyés. Peut-être il est temps de sortir du silence ? Non à la guerre ! ».

Comme de nombreux internautes russes critiques envers le régime, elle est habituée à redoubler de prudence à chaque coup porté par le Kremlin à la liberté d’information, notamment en ligne. « Facebook était ralenti depuis plusieurs jours, les images ne se téléchargeaient plus. De toute façon je me suis préparée. J’ai plusieurs VPN et ai téléchargé TOR [navigateur anonyme conçu pour contourner la censure] ».

Lena, qui a vécu et étudié en France avant de revenir dans son pays pour travailler dans le secteur culturel, utilise Whatsapp et Instagram (propriétés de Facebook) pour communiquer avec sa famille et ses amis étrangers. Mais comme une écrasante majorité de Russes et d’Ukrainiens, elle utilise surtout la messagerie Telegram. Avec YouTube, « c’est l’une de nos premières sources [d’information], avec un grand choix de canaux différents », ajoute Lena, vantant les journalistes et figures dissidentes qui l’utilisent pour informer directement leur public.

Naviguer dans les fake news

« Pour le moment c’est assez facile de trouver de l’info sur L’Ukraine », estime de son côté Nastasia*, une de ses connaissances, qui n’écoute plus les informations et la télévision d’Etat depuis dix ans. « Mais ! Il y a deux mais : il faut avoir la motivation de trouver des points de vue différents et il faut savoir distinguer les fake news, la propagande et les provocations ».

Sonia*, « à moitié ukrainienne », confirme : « tous nos amis et relations en Ukraine publient beaucoup d’informations par l’intermédiaire de Facebook et d’Instagram. Mais il y a tellement de fausses informations et d’émotion [sur ces plateformes] qu’il est parfois difficile de distinguer la vérité des mensonges. Avec mon mari et nos amis, nous nous fions aux sources qui viennent du cercle le plus proche ».

Un silence de façade

Source d’inquiétude supplémentaire, le 4 mars, Vladimir Poutine a signé des textes prévoyant des peines pouvant aller jusqu’à quinze ans de prison pour les journalistes ainsi que les particuliers, russes ou étrangers, qui propageraient des « informations mensongères sur l’armée ». Des spécialistes de la question, comme Olga Bronnikova, enseignante et chercheuse en sociologie à l’université Grenoble-Alpes et membre du collectif de recherche « Les résistants du Net », considèrent que le paysage médiatique et l’Internet russes sont désormais complètement verrouillés.

Quant au feu nourri des contenus viraux venus d’Ukraine, il n’est pas toujours sûr qu’ils arrivent jusqu’aux internautes de Russie. En cause : la censure, mais aussi le fait que les Russes utilisent des plateformes peu utilisées dans le reste du monde, comme VKontakte, rappelle, dans un entretien au Monde, Peter W. Singer, expert au sein du cercle de réflexion américain New America Foundation.

Par ailleurs, et par opposition à leurs homologues ukrainiens, une grande majorité des « influenceurs » russes sont restés silencieux dès le début du conflit, se contentant souvent de « prier pour la paix » du bout des lèvres, en veillant, dans leurs messages ambigus ou timorés, à ne pas fâcher le Kremlin. Par peur de la censure comme de la désaffection de leur communauté de fans, dont Lena constate qu’ils sont souvent « polarisés ». Sonia abonde : « dès les premiers jours, tout utilisateur qui postait quoi que ce soit contre la guerre était attaqué à la fois par des abonnés et des bots. Il y a beaucoup de Russes qui soutiennent les actions du gouvernement ou, du moins, qui pensent que tout va bien ».

Affichage de soutien prudents

Bien qu’elle ne se sente pour l’instant en danger, Lena évite sur les réseaux sociaux d’employer le mot « guerre » que l’Etat a banni au profit du terme « opération spéciale ». D’autres, ces derniers jours, rusent pour afficher leur soutien à l’Ukraine sur leurs comptes Instagram, en semant de-ci de-là le jaune et le bleu du drapeau à travers des émojis ou des bannières affichées dans les profils.

A Saint-Petersbourg, des militants rusent pour protester contre la guerre faute de pouvoir manifester. INSTAGRAM CAPTURE ÉCRAN

A l’instar de Polina, une professeure de langue étrangère, qui a vécu et étudié en Angleterre. Elle qui « ne poste jamais sur les réseaux et encore moins son opinion politique » se risque ces derniers temps à apposer un drapeau ukrainien sur sa photo de profil Instagram. Par précaution toutefois, elle compte « effacer très vite tous [les] chats et messages privés dans lesquelles elle a pu exprimer [son] opinion politique », anticipant une possible arrestation ou des fuites. Il faut dire que des internautes pro-Poutine recensent les personnalités publiques antiguerre dans des boucles Télégram, que Le Monde a pu consulter, afin de dénoncer ceux qui pourraient tomber sous le joug des nouvelles lois.

D’après l’ONG russe OVD-Info, 13 000 militants antiguerre ont été interpellés en Russie au cours de manifestation depuis le déclenchement de l’opération militaire le 24 février. Lundi 7 mars, Yulia a quitté la Russie avec sa petite fille, par peur des représailles.

« Il faut bien comprendre à quel point s’exprimer publiquement ici est dangereux. En tant qu’activistes et citoyens russes, nous savons ce qu’il nous en coûte, insiste cette militante elle aussi de Saint-Petersbourg. On peut faire plusieurs semaines de prison juste parce qu’on a participé à une manifestation, relayé un événement en ligne ou tenu une simple pancarte. Mais j’ai l’impression que des gens qui ne s’en préoccupaient pas commencent à réaliser comment agit l’Etat russe ».

A l’heure où l’étau de la censure se resserre, Polina cherche davantage à savoir si ses proches et amis vont bien, plutôt que des informations sur la guerre qui finissent par nourrir chez elle une certaine culpabilité d’être Russe. « Des sentiments pas très utiles pour avancer et agir », estime-t-elle. Car, outre le danger et la réduction au silence, il y a un autre aspect du conflit qui mine les internautes russes avec lesquels Le Monde a pu échanger ces derniers jours : « la haine contre tous les Russes, regrette Léna. Une attitude qui consiste à blâmer le peuple pour une décision que nous n’avons pas prise, que nous ne soutenons pas ».

Les prénoms suivis d’une (*) ont été modifié à la demande des intéressés. Les autres témoins ont tenu a témoigner sous leurs vrais prénoms. Nous avons toutefois choisi de ne pas publier les noms de famille pour les protéger.

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