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“La guerre détruit tout” : le monde russe de la culture dénonce la guerre en Ukraine

Des musiciens les plus reconnus aux employés de musées, des milliers de professionnels du monde artistique russe ont pris position contre l’invasion de l’Ukraine ordonnée par le président Vladimir Poutine. Et ce alors qu’en raison de nouvelles lois, s’exprimer ainsi met leur emploi, leur liberté et leur sécurité en plus grand danger encore.

Alors que le conflit en Ukraine est dans sa deuxième semaine, plus de 17 000 Russes issus du monde de la culture ont signé une lettre ouverte pour demander à leur gouvernement le retrait des troupes, qualifiant cette guerre « d’insensée et inutile ».

« L’argument derrière cette pseudo-‘opération militaire spéciale’ est une invention façonnée entièrement par le pouvoir russe. Nous sommes opposés à cette guerre qui est menée en notre nom », écrivent-ils.

Des artistes russes de premier plan sur la scène internationale ont également dénoncé l’invasion russe. Le 25 février, Kirill Petrenko, chef d’orchestre de l’Orchestre philarmonique de Berlin, a qualifié les actions de Vladimir Poutine d’ »attaque insidieuse contre l’Ukraine ».

“A knife in the back of the entire peaceful world” – Statement by the Berliner Philharmoniker and their chief conductor Kirill Petrenko on the Russian invasion of Ukraine https://t.co/HvSVqT2LJr

— Berliner Philharmoniker (@BerlinPhil) February 25, 2022

Et près de 20 musiciens ont fait des déclarations contre la guerre dans le magazine de musique classique Van. « Ce que je ressens là ? De la douleur, de la désolation, de la honte », a écrit la pianiste Polina Osetinskaya.

Les artistes Kirill Savchenkov et Alexandra Sukhareva se sont eux-mêmes retirés de la Biennale de Venise en déclarant sur Instagram : « Il n’y a pas de place pour l’art quand des civils meurent sous le feu des missiles. »

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« Certains soutiennent la guerre »

Une opposition aussi franche aux décisions prises par le président russe est rare et dangereuse. Selon le groupe de surveillance indépendant OVD-Info, près de 11 000 personnes ont été arrêtées pour avoir pris part à des manifestations antiguerre en Russie depuis le 24 février, dont plus de 2 500 dimanche 6 mars.

Le 4 mars, le Parlement russe a accentué la pression en adoptant une nouvelle loi qui prévoit des peines plus sévères contre la dissidence publique. Les Russes surpris à discréditer les forces armées, à répandre des « fausses informations » ou à appeler à manifester risquent désormais de fortes sanctions.

« Les enjeux sont élevés », confirme à France 24 Natalia Prilutskaya, chercheuse à Amnesty International Russie. « Les problèmes qu’ils pourraient rencontrer vont de la perte de leur emploi à des poursuites administratives mais aussi des poursuites pénales, lesquelles impliquent 15 ans d’emprisonnement dans le pire des scénarios et de très lourdes amendes. »

Dans le même temps, les restrictions croissantes imposées aux médias en Russie font qu’il est peu probable que la parole d’opposants au régime puisse émerger. Certains ont déjà été pris pour cibles par des messages en ligne montrant leur photo avec des mots comme « traître » ou « ennemi ».

« On ne sait pas exactement qui est derrière, ça pourrait bien être juste une seule personne ou un réseau Telegram », dit Natalia Prilutskaya. « Ce qui est vraiment inquiétant, c’est qu’il y a des groupes dans la société qui soutiennent la guerre. Et on peut s’attendre à ce qu’il y ait des passages à l’acte si certains veulent s’attaquer à ceux qui s’expriment. »

La plupart des 17 000 signataires de la lettre sont des conservateurs de musée ou des critiques d’art travaillant dans le secteur de la culture, pas assez connus pour faire l’objet de menaces. Mais cela ne signifie pas qu’ils sont hors de danger. « Les gens ordinaires risquent beaucoup, en particulier ceux qui vivent dans de petites villes. Il y a toutes sortes de dangers auxquels ils doivent faire face », explique Natalia Prilutskaya. « Mais ils ont quand même estimé qu’il était nécessaire de parler. »

Des contrats annulés

Pendant ce temps, dans les pays occidentaux, les artistes russes ont rapidement été écartés.

Les délégations russes, déjà exclues d’événements internationaux comme le concours de l’Eurovision, sont également boycottées par les festivals du film de Cannes, de Glasgow et de Stockholm.

À New York et Londres, des opéras et des salles de concert ont annulé les représentations de groupes et ballets russes. Le Metropolitan Opera de New York a ajouté qu’il ne plus travaillerait plus avec des artistes ou institutions qui soutiennent la politique de Vladimir Poutine.

Aux Pays-Bas, l’Hermitage Amsterdam, dépendance du musée de l’Hermitage de Saint-Pétersbourg, a rompu ses liens avec l’institution russe. « La guerre détruit tout. Même 30 années de collaboration », a indiqué l’Hermitage Amsterdam dans un communiqué le 3 mars.

Un rejet général de l’art et de la culture russes présente des risques, prévient Natalia Prilutskaya. « La propagande russe est assez habile pour pervertir ce qui se passe, afin de pouvoir dire : ‘Nous vous l’avions dit depuis des lustres, l’Ouest est contre la Russie dans son ensemble, pas contre Poutine ou n’importe quel oligarque mais contre la Russie.’ »

« Un acte de lâcheté »

Certains artistes russes se sont déjà retrouvés coincés entre les demandes des institutions culturelles occidentales et celles des autorités russes.

Mardi, l’Orchestre philharmonique de Munich a renvoyé le célèbre chef d’orchestre Valery Gergiev pour avoir refusé de dénoncer l’invasion en Ukraine. Celui-ci fréquente le président Poutine depuis 30 ans et le soutient depuis longtemps. Il a aussi été renvoyé de son poste de chef d’orchestre honoraire de l’Orchestre philarmonique de Rotterdam.

La star de l’opéra Anna Netrebko a également perdu ses engagements en Allemagne, en Suisse et aux États-Unis en raison de ses liens avec Vladimir Poutine. La soprano avait célébré son 50e anniversaire en chantant au Kremlin et avait aussi soutenu publiquement le président russe lors de l’élection présidentielle de 2012.

Dans un message posté sur Facebook, Anna Netrebko a depuis indiqué qu’elle est « opposée à la guerre » mais s’est abstenue de mentionner le nom de Vladimir Poutine. Elle a précisé : « Je ne suis pas une personnalité politique. Obliger les artistes ou n’importe quelle figure publique à exprimer son opinion politique en public et à dénoncer sa patrie n’est pas juste. »

Malgré tout, en raison de ses liens forts avec Vladimir Poutine, le Metropolitan Opera de New York indique qu’il est « difficile d’imaginer un scénario » dans lequel Anna Netrebko pourrait à nouveau se produire sur sa scène.

« L’un des arguments est que l’art et la politique devraient être séparés. Mais ne pas s’exprimer sur cette situation particulière implique que vous supportez la guerre et ses massacres brutaux, inutiles et insensés », estime Natalia Prilutskaya. « Certains artistes très renommés jouissent depuis longtemps de leur proximité avec le pouvoir russe. Peut-être qu’ils sont d’accord avec ce qui se passe (en Ukraine). Ou est-ce un acte de lâcheté alors qu’ils sont probablement en bien meilleure position que nombre de ces 17 000 personnes qui ont signé la lettre ouverte ? »

Alors que l’équilibre des forces pourrait jouer contre eux, les professionnels de la culture qui ont dénoncé la guerre ne sont pas seuls en Russie. Le monde de la santé a lancé sa propre lettre ouverte, qui recueillait 15 000 signatures au 28 février. Quelque 30 000 professionnels du secteur de l’informatique et 600 scientifiques ont également eu recours à ce type d’initiative.

Dans un pays de 144 millions d’habitants, ces actes sont encore ce que Natalia Prilutskaya appelle des « petites pousses » de résistance qui ont besoin de soutien pour se renforcer. Mais « il y a un espoir », estime-t-elle. « Plus le mouvement antiguerre est fort, plus il y a de chances qu’au moins l’offensive russe diminue. »

« L’ampleur des manifestations et le fait qu’il y ait toutes ces lettres issues de différentes catégories de la société est sans précédent », souligne la chercheuse.

Article adapté en français par Nicolas Bamba. L’original en anglais peut être lu ici.

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