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Guerre en Ukraine : l’émergence des « mèmes moraux », loin de la moquerie et du cynisme

Dès le mois de décembre, le message est partagé plus de 200 000 fois sur Twitter : un dessin, posté par le compte officiel de l’Ukraine, détournant une blague déjà bien connue des internautes. Y sont décrits les différents types de migraines : celle provoquée par l’hypertension, celle provoquée par le stress, et, la pire de toutes à en croire ce montage… celle provoquée par le fait de vivre près de la Russie. Un message bien peu diplomatique.

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— Ukraine (@Ukraine / Україна)

Depuis le début de l’invasion russe, les montages et parodies ont envahi l’Internet occidental, dans sa grande majorité acquis à la cause ukrainienne. Des « mèmes », à l’origine désormais intraçable, qui peuvent aussi bien avoir été conçus et partagés par des institutions officielles que, plus classiquement, par des internautes anonymes, et qui s’amusent à comparer l’Ukraine au Frodon du Seigneur des Anneaux, ou la Russie au voisin pénible du film Borat.

« Quand on n’a pas forcément grand-chose à en dire, le mème est utile pour participer à la conversation globale », décrypte ainsi Laurence Allard, maîtresse de conférence en sciences de la communication à l’université de Lille. Depuis la Pologne où elle s’est exilée, l’ambassade américaine s’y est mise également, avec un montage comparant la grandeur de la Kiev médiévale avec la ville de Moscou à la même époque, décrite comme une forêt lugubre.

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— USEmbassyKyiv (@U.S. Embassy Kyiv)

Sur Reddit, site communautaire le plus visité au monde, un mème se démarque en particulier : au premier jour du conflit, les 18 millions d’utilisateurs de la section consacrée à cette forme d’humour votent et font d’un montage mettant en scène Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky le mème le plus populaire des douze mois écoulés.

A gauche : « Ce à quoi tout le monde pense qu’un Chad [prénom désignant l’archétype du mâle ultra-viril] ressemble ». A droite : « ce à quoi il ressemble vraiment ». I_AM_BATMAN_69 / REDDIT

« Zelensky est un bon client pour ce genre de détournement. On peut facilement en faire un héros, puisqu’il a déjà incarné des héros »

« Zelensky a un parcours intéressant. Avant d’être président, il est déjà un personnage de fiction, analyse Laurence Allard, faisant référence au passé de comédien du président ukrainien. C’est un bon client pour ce genre de détournement. On peut facilement en faire un héros, puisqu’il a déjà incarné des héros. »

De fait, les vidéos de ses sketchs passés où on le voit au téléphone avec une imitatrice d’Angela Merkel, tirer au uzi, participer à l’émission de télé « Danse avec les stars » ou faire la voix de l’ours Paddington constituent une réserve inépuisable de mèmes.

Des codes parfaitement maîtrisés

S’il n’est pas inhabituel que le Web s’empare d’une crise même tragique, il est en revanche plus rare, sur ce réseau où les tentatives d’humour institutionnel sont considérées comme maladroites, voire déplacées, que les contenus créés par les internautes lambda et ceux ouvertement produits par les comptes officiels de pays, connaissent indifféremment le même succès. Signe que la cause dépasse ce simple clivage – signe aussi que cette communication politique maîtrise parfaitement les codes parfois assez abscons de l’humour sur Internet.

Tandis que le vocabulaire du Kremlin est moqué, les déclarations de Volodymyr Zelensky, qui ne prêtent pourtant pas à sourire (son « J’ai besoin de munitions, pas d’une évacuation » adressé à la Maison Blanche), sont récupérées, répétées, imprimées sur des T-shirts, comme le seraient les « punchlines » d’un héros de film d’action des années 1980. Le prisme « culture pop » est si présent que des internautes cèdent carrément au kitsch en représentant Zelensky sous les traits d’un cousin ukrainien de Captain America.

⚡Роскомнадзор требует переименовать « Звёздные войны » в « Звёздные спецоперации » https://t.co/2Fy5BPDgxZ

— ia_panorama (@ИА «Панорама»)

– « Le service fédéral de supervision des communications demande à ce que l’on renomme La Guerre des étoiles en L’Opération spéciale des étoiles »

Du mème au slogan, il n’y a qu’un pas. On pense à la phrase « Navire russe, allez vous faire foutre », d’abord présentée par un conseiller du ministre de l’intérieur ukrainien comme les derniers mots de treize soldats morts sous le pilonnage d’un bateau russe : depuis, elle est devenue un tag dans les rues de Kiev, l’écran de chargement d’un opérateur téléphonique ukrainien, et plus généralement, un signe de soutien à la cause ukrainienne partout dans le monde. Et tant pis si entre-temps, on apprend que les treize hommes seraient en réalité possiblement encore vivants.

« Navire russe, allez vous faire foutre », ce cri devenu mème est même désormais décliné en produits dérivés.

L’émergence du mème sublime

Tout cela ne prête plus vraiment à rire. Et d’ailleurs, pour Laurence Allard, les mèmes partagés depuis le début de l’invasion russe, pourtant parodiques par nature, ne sont jamais moqueurs. Contrairement à Vladimir Poutine, qui, pour les Internautes, incarna plus ou moins ironiquement un virilisme un peu grotesque, « Zelensky, c’est le héros qui appelle de l’empathie », analyse Laurence Allard :

« Il est représenté avec sa famille, les larmes aux yeux… Ce n’est pas le même type d’héroïsation. »

On voit aussi à l’occasion du conflit en Ukraine revenir en force ce que Laurence Allard appelle des mèmes « chromatiques » : des dessins poétiques, satiriques, reprenant le motif simple et les couleurs du drapeau ukrainien. Proches du carré noir de Black Lives Matter ou du logo « Je suis Charlie », avec lequel on remplace sa photo de profil Facebook, ils détournent à l’infini le jaune et bleu du drapeau, sans chercher à amuser.

D’infinies déclinaisons qui, air du temps oblige, ne sont plus seulement partagées : ils sont également monétisés, sous forme de NFT, technologie de certification d’authenticité par la blockchain qui permet de faire commerce d’objets numériques – et donc, pourquoi pas, de mèmes. Laurence Allard remarque ainsi que les plates-formes d’achat et de vente de NFT sont remplies depuis le début de l’invasion de ces mèmes purement graphiques, parfois vendus au profit des institutions ukrainiennes qui en font d’ailleurs la promotion.

The charity NFT-project “RUSSIAN SHIP – FUCK YOU” was created for support of the Ukrainian army!… https://t.co/EN0gEf88U3

— CyberpoliceUA (@Cyberpolice Ukraine)

« Ce n’est pas souvent que le mème ne dérive pas vers l’autocaricature », se félicite Laurence Allard, qui juge rassurant que la culture du second degré inhérente aux mèmes s’efface ici au profit d’une certaine sobriété, jusqu’à parler de « mèmes moraux » ou de « mèmes sublimes ».

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