Dans le nord-est de la Roumanie, un flot continu d’exilés se presse jour et nuit au poste-frontière de Siret. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, le 24 février, 63 000 personnes sont arrivées dans cette petite ville de 8 000 habitants. De nombreuses femmes accompagnées de leurs enfants franchissent la frontière l’air hagard, épuisées par un long voyage. Mais ces exilés peuvent compter sur la solidarité des Roumains, venus en nombre les accueillir. Reportage.
Leslie Carretero, envoyée spéciale à Siret, Roumanie.
Les gyrophares des camions de pompiers et des gendarmes viennent éclairer la route, plongée dans le noir. Seule une poignée de voitures se croisent sur cette nationale menant à la petite ville de Siret, peuplée de 8 000 âmes. Les maisons qui bordent la voie paraissent vidées de leurs habitants. En quelques minutes à peine pourtant l’ambiance change littéralement. Plus on s’approche de la zone frontalière séparant la Roumanie de l’Ukraine, plus la quiétude des villages environnants s’estompe, laissant la place à une véritable effervescence.
Le poste-frontière de Siret, au nord-est de la Roumanie, vit aujourd’hui au rythme des arrivées d’exilés fuyant l’Ukraine bombardée par la Russie de Vladimir Poutine. Sur la seule journée du 3 mars, 8 000 personnes ont franchi ce poste frontière. Et depuis le 24 février, date du début de l’offensive en Ukraine, ce sont près de 63 000 personnes que la petite ville roumaine a vu débarquer. Soit presque la moitié de l’ensemble des exilés arrivés en Roumanie à ce jour – 140 000, selon les derniers chiffres des garde-frontières roumains interrogés par InfoMigrants.
Le poste-frontière de Siret. Crédit : InfoMigrants
« Quand les Ukrainiens arrivent, ils sont épuisés et apeurés », constate Corneliu Dediu, responsable régional de la Croix-Rouge. « C’est dur pour eux de devoir tout laisser du jour au lendemain, y compris leur mari, leur père ou leur frère… C’est aussi dur pour nous de les voir dans cet état. » Le 25 février, le dirigeant ukrainien Volodymyr Zelensky a annoncé la mobilisation militaire générale pour contrer l’invasion russe : les hommes ukrainiens entre 18 et 60 ans ont l’interdiction de quitter le pays pour prêter main forte à l’armée.
« J’étais obligée de partir pour mon fils »
De jour comme de nuit, les mêmes scènes se répètent. Des Ukrainiennes, aux traits marqués, traînent leurs valises et avancent leurs poussettes sur le sol enneigé. De nombreux enfants, emmitouflés sous des couvertures, tiennent fermement dans leurs bras une peluche. Des familles enfin réunies s’enlacent.
Des femmes, parfois seules, le visage rougi par le froid, pleurent en silence leurs proches laissés derrière elles. Les rares hommes qui arrivent aux frontières roumaines sont des mineurs ou des étrangers, originaires d’Inde, d’Afrique, ou encore de Chine.
Nico se presse pour distribuer de la nourriture aux exilés arrivant d’Ukraine. Crédit : InfoMigrants
Ce soir du 3 mars, un groupe d’Indiens patientent sur un bout de trottoir, un verre de soupe fumante dans une main, leurs bagages dans une autre. Ils ont quitté Kiev quelques jours plus tôt. Tous travaillaient dans des restaurants de la capitale ukrainienne. « Notre ambassade nous a dit de fuir au plus vite et de prendre un train jusqu’en Roumanie », explique l’un d’eux. Un car doit venir les récupérer pour les rapatrier chez eux.
Un peu plus loin, un enfant se tient debout sur sa trottinette, sans comprendre ce qui se joue autour de lui. Non loin de lui, Lina, elle, marche d’un pas pressé avec son fils en bas âge. Cette Ukrainienne d’une trentaine d’années semble désemparée. « J’ai laissé ma mère atteinte d’un cancer en stade avancé à Kharkiv [deuxième plus grande ville ukrainienne, désormais sous les bombes russes, ndlr] », affirme-t-elle. La jeune femme blonde ne peut retenir longtemps ses larmes. « Elle va mourir seule, mais j’étais obligée de partir pour mon garçon », sanglote-t-elle.
Un enfant et une humanitaire au poste-frontière de Siret. Crédit : InfoMigrants
Elle reprend soudainement ses esprits quand elle s’aperçoit que son enfant n’est plus dans son champ de vision. Le bambin est juste derrière elle, dans les bras d’une humanitaire. Lina se met à rire, visiblement touchée par tant d’empathie. Elle immortalise le moment en prenant une photo avec son téléphone. Puis, elle reprend sa route. La mère de famille cherche à rejoindre son mari installé en Egypte.
« Servez-vous, c’est gratuit »
Dès leur arrivée sur le sol roumain, les exilés sont pris en charge par les autorités, les ONG ou par de simples citoyens volontaires. Des cars se relaient en permanence pour transférer les personnes vers des hébergements d’urgence, des gares ou des aéroports. Des hôtels ont ouvert leurs portes dans la région.
Une mère et ses enfants devant une tente distribuant des produits d’hygiène et des vêtements. Crédit : InfoMigrants
Des deux côtés de la route, des tentes ont été dressées. On y trouve de tout : des boissons chaudes, des soupes, des biscuits, des chips, des couches, des produits d’hygiène, des jouets pour enfants… Des pancartes « Servez-vous, c’est gratuit » (écrites en anglais, en ukrainien, en roumain) sont scotchées aux tables.
Mais les bénévoles n’attendent pas que les gens se présentent à eux. Ils vont à leur rencontre avec des caisses remplies de vivres. Nico, de l’ONG MGM (Misionand Generatia de Maine), s’élance vers un jeune d’origine africaine accompagné d’une amie. Ils viennent tout juste de passer la frontière. « Vous avez faim ? », demande-t-il. « C’est gratuit ? », lui répond l’homme. « Oui, oui, prenez tout ce que vous voulez ». Les deux amis attrapent timidement un paquet de chips. « Prenez ces gâteaux aussi, ils sont très bons ». Ils obtempèrent, étonnés d’un tel accueil.
Nicolina et Diana, deux étudiantes, servent d’interprètes aux exilés. Crédit : InfoMigrants
D’autres Roumains sont aussi venus aider de manière autonome. C’est tout un pays qui se montre solidaire. Des étudiants, gilets jaune ou orange au dos, un autocollant « traducteur » collé au manteau, ont interrompu leurs études pour faire la traduction. « On n’a pas hésité, si on peut donner un coup de main en permettant aux gens de se faire comprendre et de les orienter, c’est toujours ça », confient Nicolina et Diana, deux jeunes filles de 20 ans parlant couramment l’ukrainien.
D’autres, plus âgés, n’hésitent pas à se rendre à la frontière après leur travail pour décharger les camions remplis de vivres ou pour servir à manger dans les stands des ONG. Laurentiu, 54 ans, a lui pris sa voiture depuis Iasi, à plus de 100 km pour « faire sa part ». En quelques jours, il a transporté plusieurs personnes vers des hôtels, des centres d’accueil ou des villes de Roumanie. Beaucoup ont des proches dans le pays. « Les Ukrainiens sont nos voisins, ils sont comme nos frères », assure Laurentiu. « On ne sait pas de quoi sera fait demain, peut-être serons-nous les prochains… Qui sait ce qu’on va devenir ? Qui pensait vivre ça au 21e siècle ? »
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