Le 28 février, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a publié le 2e volet de son sixième rapport en trente ans. Concentré sur les impacts, les vulnérabilités et l’adaptation à la crise climatique, il est encore plus alarmant que le précédent, daté de 2014. Le paléoclimatologue et glaciologue Jean Jouzel livre son analyse de la situation actuelle et de ses perspectives.
Le sixième rapport du GIEC vient de paraître. Que vous inspire le côté souvent inaudible de ce type de documents sur le dérèglement climatique ?
C’était en partie attendu et, en même temps, cela montre que les problèmes environnementaux, en dépit de leur extrême urgence et de leur gravité, ne sont que rarement prioritaires. Même si la guerre actuelle en Ukraine, compte tenu de ses enjeux énergétiques, a indiscutablement une dimension climatique, elle a, plus encore, mis en évidence notre dépendance au gaz russe, la nécessité de tendre vers l’autonomie énergétique et, en premier lieu, de développer de façon significative les énergies renouvelables.
Ce rapport met plus que jamais en lumière l’interdépendance entre les écosystèmes et les sociétés humaines. Pourtant, la conscientisation collective à ce sujet tarde. Pourquoi ?
Oui, nous continuons d’être très égoïstes et de voir le réchauffement climatique depuis notre seule hauteur de vue. Or, la nature souffre autant que nous. Les vagues de chaleur ont des conséquences sur les animaux domestiques, sur le bétail, au point que certains agriculteurs étudient en France la climatisation de leurs étables. N’oublions pas que le réchauffement est la troisième cause d’affectation de la biodiversité. Et que, s’il n’est pas maîtrisé, la capacité de déplacement d’une partie de la faune et de la flore sera inférieure à la vitesse du changement climatique. Certaines espèces ont d’ores et déjà disparu. Au-delà de 2 oC, tous les récifs coralliens risquent d’être affectés. Les preuves scientifiques selon lesquelles le changement climatique menace le bien-être et la santé de l’humanité sont désormais « sans équivoque ».
Avec l’accélération du réchauffement, les écosystèmes peinent à se régénérer tandis que l’adaptation humaine diminue. Comment enrayer cette tendance ?
Ce qui me semble primordial, dans ce que propose ce rapport, reste l’idée qu’il faut, dans l’adaptation au changement climatique, faire de la nature notre alliée. Les écosystèmes sont menacés par le réchauffement, mais ils ont aussi un rôle essentiel à jouer dans notre résilience. L’adaptation se décline aussi bien par secteurs d’activité que régionalement. Pour les villes côtières d’un pays comme le Bangladesh, elle sera bien sûr incontournable. En France, selon certaines études, un million de personnes pourraient être affectées sur les côtes au-delà de 2050, principalement au moment des grandes marées.
Certaines solutions s’inscrivent plus dans l’idée que nous pouvons dominer la nature plutôt que d’essayer d’être en harmonie avec elle
En réponse, dans certains cas, il nous faudra accepter de redonner plus de place aux océans au travers du retrait de certaines infrastructures et ce afin d’éviter par endroits des inondations. La reforestation peut aussi être une solution intéressante. A condition toutefois qu’elle respecte la biodiversité. Des projets de nature en ville émergent également, même si cela reste à un rythme trop lent. Au même titre que des services climatiques – sur le modèle de la météorologie mais à plus longue échéance – pour aider les décideurs à se projeter, comme par exemple des élus de zones touristiques à la montagne.
Pour échapper à la nécessité de réduire les émissions de CO2, certains pays ou organisations préfèrent proposer des solutions technologiques. Quel regard portez-vous sur ces options ?
Je ne suis pas contre la recherche, au contraire. Mais certaines de ces solutions – qui s’inscrivent plus dans l’idée que nous pouvons dominer la nature plutôt que d’essayer d’être en harmonie avec elle – n’ont pas ma préférence. D’autant que certaines, à l’instar de la manipulation du rayonnement solaire, me paraissent dangereuses. C’est ce que les Américains, poussés par certains GAFA, sont en train de nous vendre. Cette technologie consiste à envoyer des aérosols dans la basse stratosphère, comme le ferait une éruption volcanique qui provoque un refroidissement de quelques dixièmes de degrés pendant quelque temps. Or, non seulement il y a des risques que cela ne fonctionne pas, mais aussi de potentiels effets secondaires sur les précipitations et le cycle de l’ozone. De surcroît, si, dans vingt ou trente ans, un événement comme une guerre surgissait, et que l’on devait arrêter ce processus, nous risquerions de voir le degré de réchauffement évité sur plusieurs décennies être repris en l’espace de trois ou quatre ans seulement. C’est donc mettre une épée de Damoclès sur les jeunes d’aujourd’hui.
Certaines conséquences du réchauffement climatique restent d’ailleurs imprévisibles. Dans quel domaine par exemple ?
Le rythme moyen du réchauffement de la planète est celui que notre communauté scientifique avait anticipé, en tenant compte de l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, qui ont doublé depuis cinquante ans. Et il en est de même pour l’élévation du niveau de la mer, désormais deux fois plus importante qu’au siècle dernier. Mais il est vrai que, sur certains points, des incertitudes subsistent. Sur l’évolution des précipitations ou le phénomène El Niño, par exemple. De même que les modèles sur l’intensification des cyclones restent encore peu élaborés. D’ailleurs, les températures extrêmes et les incendies associés en Colombie-Britannique, au Canada, n’avaient pas été anticipés [en juillet 2021]. Et, surtout, nous avons réalisé que, à près de 50 oC, nous entrions dans un monde dans lequel on ne peut plus rien maîtriser. Les villages prennent feu, la nature est détruite, il y a des pertes humaines et les infrastructures ne résistent pas.
Face à de tels risques et au-delà de la nécessité de reconsidérer notre relation à la nature, quel est votre message principal ?
Il me semble indispensable de répéter que chaque demi-degré compte. Il sera difficile, sinon impossible, de respecter l’objectif de limiter à long terme le réchauffement à 1,5 oC, mais nous nous devons de faire le maximum tout de suite pour y parvenir sans qu’il y ait toujours d’autres priorités qui nous retardent. Près de cent vingt pays ont adhéré à l’idée de la neutralité carbone d’ici à 2050 – la Chine en 2060 et l’Inde en 2070 –, mais ces messages ambitieux restent cantonnés aux bonnes intentions. Y compris en France. Or, si nous réalisions notre objectif d’atteindre un mix à 33 % d’énergies renouvelables d’ici à 2030 et si nous faisions preuve de plus de sobriété, ce serait déjà un grand pas. Certains Français ne verraient sans doute pas leur qualité de vie amoindrie s’ils optaient pour des véhicules moins volumineux et émetteurs. Et pourtant, même cette idée, qui avait été proposée par la convention citoyenne, n’a pas été sérieusement retenue.
Cet article a été réalisé dans le cadre du Global Positive Forum, organisé par l’Institut de l’économie positive, qui se tiendra le 9 mars de 9 heures à 13 heures à Paris dans l’auditorium du Monde, partenaire de cet événement. Le forum réunira plus de vingt personnalités pour débattre des thématiques de l’enfance et l’éducation, de la lutte contre les inégalités et de la nécessité de réconcilier les hommes avec la nature pour résoudre le défi climatique. S’inscrire à l’événement et suivre en live la conférence ici.
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